Le Monde a publié dans son édition datée du 1er décembre 2004 un long papier sur Bernard Heidsieck accompagné d’une note sur l’histoire de la poésie sonore, deux articles qui font (est-ce un hasard?) suite à une émission de deux heures consacrées au même artiste sur France-Culture.
Heidsieck mérite ces hommages, on peut même les trouver tardifs et il y aurait toute raison de se féliciter de cet intérêt s'il n'illustrait une nouvelle fois l'une des énigmes de la vie littéraire contemporaine : l'effacement radical du mouvement lettriste qui plus que tout autre a contribué à faire de la poésie phonétique (et donc de cette poésie sonore dont se réclame Bernard Heidsieck) un genre à part. Il n’y est pas fait référence une seule fois dans ces deux articles alors que sont cités des tas de gens dont la contribution à ce genre littéraire est inexistante ou au mieux minuscule.
Ce silence est d'autant plus étrange que le fondateur et principal théoricien du mouvement lettriste, Isidore Isou n'est pas un inconnu : il est entré depuis la fin des années 50 dans le Larousse et, dès le début des années 60, les lecteurs du Lagarde et Michard pouvaient faire connaissance avec le lettrisme. De fait, et à quelques exceptions près, on ne parle aujourd'hui du lettrisme que par raccroc, à propos notamment des situationnistes (Guy Debord a fréquenté Isou auquel il a emprunté idées et méthodes et il a appelé son premier mouvement l'ultra-lettrisme). Dans cet article, le mot lettrisme n’est utilisé qu’une seule fois et pour parler d’un « ex-lettriste » : François Dufrêne que les amateurs de peinture connaissent pour sa participation au Nouveau Réalisme. Je précise, et cela ajoute à l'énigme, qu'Isou vit toujours, qu'il a récemment publié un pavé consacré à ce qu'il appelle la "créatique" et que plusieurs de ses disciples (Maurice Lemaitre, Roland Sabatier…) continuent de se démener, de publier des tracts et des revues éphémères.
Ce silence n'est pas de l'ostracisme : Patrick Kékichian, le journaliste du Monde, auteur de ces deux articles sur Heidieck, n’a sans doute aucun désir ou motif de passer sous silence les lettristes, il est plus probable qu'il ignore tout de leur rôle. Ce silence relève, je crois, plutôt de la sociologie des milieux littéraires. Il faut, pour y réussir, remplir quelques conditions. Et il semble qu’Isou et les lettristes qui ont su très vite se faire connaître par le scandale et l’invective n’ont pas su les remplir. Plusieurs facteurs ont probablement joué.
Le sectarisme du groupe lettriste, eux seuls détenaient la vérité, les autres, tous les autres ne pouvaient être que des escrocs ou des faussaires, l'a isolé et a interdit à ses membres de créer les réseaux, les alliances qui leur auraient permis de se faire connaître, de publier, d’exposer. Ce sectarisme qu’Isou a poussé jusqu’à nier l’existence des poèmes phonétiques de ses prédécesseurs a chassé tous ceux, critiques ou universitaires, qui auraient pu, du même geste, construire une carrière et contribuer à le faire connaître.
La philosophie esthétique d'Isou repose sur une théorie de la création artistique, mêlée à un comportement groupusculaire qui a en général attiré autour de lui des gens qui n'avaient que peu d'envergure et ne pouvaient faire carrière que dans son ombre. De fait les plus actifs (Lemaitre, Altman, Sabatier) ont été remarquables plus par leur activisme éditorial que par leur production esthétique,
Les poèmes lettristes se crient plus qu'ils ne se lisent, ce qui se prêtait mal à une diffusion : le mouvement lettriste a été surtout actif dans les années 50 et 60, à une période où les moyens de reproduction mécanique (disques, enregistrements) étaient coûteux et difficiles d'accès. Résultat : on ne dispose aujourd'hui que de peu de témoignages de leur travail.
La désinvolture dont Isou a constamment fait preuve quant à la qualité esthétique des œuvres, les siennes comme celles de ses amis, n’a favorisé ni la création d'un corpus d'oeuvres important (les oeuvres lettristes sont relativement peu nombreuses) ni, surtout, le développement d'un public d'amateurs susceptible d'assister à des spectacles, d'acheter des livres ou des disques. Les lettristes n'ont pas su créer autour d’eux ce climat d'échanges, d'analyse critique qui forme les amateurs. Cette désinvolture est à mettre en relation avec sa démarche plus soucieuse d’affirmer les mécanismes de la création que la production : si une œuvre a été retenue par la postérité, ce n’est pas, à ses yeux, parce qu’elle était belle, mais parce qu’elle était nouvelle, innovante.
Le monde intellectuel a connu bien d'autres mouvements sectaires (le surréalisme, le lacanisme…), la plupart ont réussi à se construire un public, à réunir des gens de qualité, à susciter des oeuvres. Le mouvement lettriste a échoué dans tout cela, alors même qu'une lecture, même rapide, des oeuvres d'Isou, qu’un examen même superficiel de ses interventions dans les domaines de la peinture, de la poésie et de la théorie politique (il a été l'un des premiers théoriciens de la révolte de la jeunesse comme en témoigne son livre, Le Soulèvement de la jeunesse publié en 1949 qui a manifestement inspiré Guy Debord et les situationnistes) montrent qu'il mérite mieux, beaucoup mieux. On a envie de dire : malgré lui…
Pour en savoir plus sur le lettrisme, voir les pages que j'y consacre sur mon site Dissonances