lundi, décembre 31, 2007

Attentats suicide : rapide revue de la littérature

Les attentats suicide sont la forme de moderne de guerre qui nous est le plus étrangère, celle que nous comprenons le moins et chaque nouvelle occurrence nous laisse un peu plus désemparés. La mort de Bénazir Bhutto est de ceux-là. Nous ne comprenons pas. Comment peut-on donner sa vie (non pas la risquer, mais la donner) pour assassiner une adversaire politique à laquelle son assassin n'avait probablement rien à reprocher de personnel (elle n'a pas fait tuer sa famille, sa femme, ses enfants…)?

Comprendre ces attentats, ce qui animent ceux qui les commettent, ce qu'ils nous disent de leur stratégie devrait être une priorité. Le moins que l'on puisse dire est que ce n'est pas le cas dans la presse. Même dans la meilleure. Ce ne l'est pas non plus à l'université. La littérature savante sur le sujet est, bizarrement, maigre et, souvent, décevante. La recherche piétine, hésite… Il est vrai qu'il n'est pas facile d'approcher les candidats à des attentats suicide pour les interroger, qu'il n'est pas plus possible de réaliser des expériences. Les auteurs paraissent condamnés à compter les attentats, à les documenter, d'un coté, et à construire des modèles, de l'autre, chacun tentant d'appliquer, avec plus ou moins de bonheur, les modèles de sa discipline au phénomène, ce qui nous donne :

- des modèles politiques, comme celui que développe Robert Pape dans l'un des premiers livres consacrés à cette question : Dying to Win: The Strategic Logic of Suicide Terrorism (New York, Random House, 2005),

- des modèles socio-psychologiques qui s'intéressent aux phénomènes de groupe et tentent de comprendre comment des jeunes gens pris dans un groupe peuvent en venir à de telles extrémités,

- des modèles économiques qui tentent d'expliquer comment des agents rationnels (censés poursuivre leur intérêt) peuvent en venir à se suicider poour faire aboutir leur cause,

- des modèles psychologiques qui tentent de cerner le profil de ces terroristes,

- et, enfin, des modèles, que j'appellerai philosophiques ou polémologiques qui tentent de comprendre le phénomène en réfléchissant sur les conflits armés et leur gestion.

Ces travaux développent des hypothèses très différentes, mais leurs auteurs sont à peu près d'accord sur un point : les explications les plus classiques, celles par la misère (“We fight against poverty because hope is an answer to terror”disait George Buch) ou par l'irrationalité que développent régulièrement les gouvernements, à commencer par Georges Bush, sont fausses. Voici, cependant quelques repères pour avancer (à tous petit pas) dans la compréhension de ce phénomène.

Les données

Commençons par la description du phénomène, qui commence à être bien documenté : "During 2000–2004, écrit Scott Atran du CNRS (The Moral Logic and Growth of Suicide Terrorism ) there were 472 suicide attacks in 22 countries, killing more than 7,000 and wounding tens of thousands. Most have been carried out by Islamist groups claiming religious motivation, also known as jihadis. Rand Corp. vice president and terrorism analyst Bruce Hoffman has found that 80 percent of suicide attacks since 1968 occurred after the September 11 attacks, with jihadis representing 31 of the 35 responsible groups. More suicide attacks occurred in 2004 than in any previous year, and 2005 has proven even more deadly, with attacks in Iraq alone averaging more than one per day, according to data gathered by the U.S. military" Autrement dit :

- le 11 septembre a constitué un tournant dans l'utilisation de cette arme,

- le nombre d'attentats terroristes a été, sur cette période, en progression rapide,

- les attentats ne sont pas limités à quelques pays, aucune région du monde n'est épargnée,

- ils sont très meurtriers,

- ils sont surtout, mais pas exclusivement, perpétrés par des organisations islamistes (les attentats suicide des Tigres Tamoul et du PKK n'ont pas de motivations religieuses, les organisations qui les montent sont laïques).

Un graphique de cet article met en évidence cette montée des attentats suicide après le 11 septembre :

Autre enseignement de ces études : ces attentats ne sont pas liés à la misère. Les jeunes gens (et jeunes filles) qui les commettent appartiennent souvent aux classes moyennes (plusieurs études le confirment, notamment un sondage réalisé en 2001 par le PCPSR, un organisme de sondage palestinien, auprès de 1357 adultes). D'autres travaux, s'appuyant sur la situation en Palestine, ont également mis en évidence le lien entre éducation et terrorisme : les terroristes se recrutent parmi les mieux formés au point que la montée du terrorisme parait liée à la montée de l'éducation, devenue terrain de bataille entre laïcs et religieux (voir, sur ce point, Reuven Paz, “Higher Education and the Development of Palestinian Islamic Groups ”, Meria, juin 2000)

L'analyse politique

Robert Pape a développé cette analyse dans un livre publié en 2003. Il a a étudié 188 attentats suicide réalisés entre 1988 et 2000 et a, donc, travaillé sur des données antérieures à la grande explosion des attentats suicide. Sa thèse tient en quelques mots :

- le fanatisme religieux n'explique pas le phénomène, à preuve, les attentats réalisés par les Tigres Tamoul, une organisation marxiste-léniniste,

- le terrorisme et les attentats suicide relèvent d'une stratégie conçue pour forcer les démocraties libérales à abandonner des territoires qu'elles occupent : "Suicide terrorists sought to compel American and French military forces to abandon Lebanon in 1983, Israeli forces to leave Lebanon in 1985, Israeli forces to quit the Gaza Strip and the West Bank in 1994 and 1995, the Sri Lankan government to create an independent Tamil state from 1990 on, and the Turkish government to grant autonomy to the Kurds in the late 1990s. In all but the case of Turkey, the terrorist political cause made more gains after the resort to suicide operations than it had before."

- Al Qaeda est moins un réseau informel d'organisations religieuses intégristes qui prennent contact au travers d'internet qu'une alliance militaire entre mouvements de libération nationale qui s'opposent à un même ennemi : l'impérialisme américain et occidental (Dying to win, p.102). "Pour Al Qaeda, écrit-il, la religion importe mais d'abord dans le contexte d'une guerre de résistance nationale",

- les terroristes qui commettent des attentats suicide ne sont pas des suicidés ordinaires. S'appuyant sur les travaux de Durkheim, Pape les analyse comme des suicides altruistes. On se souvient que Durkheim, s'appuyant sur des pratiques des sociétés primitives (suicides épouses, des serviteurs à la mort du maître) développe la thèse d'un suicide altruiste : "si l'homme se tue, ce n'est pas parce qu'il s'en arroge le droit, mais parce qu'il en a le devoir. S'il manque à cette obligation, il est puni par le déshonneur et aussi souvent pas des châtiments religieux" (Le suicide, p.236) et un peu plus loin : "dans tous ces cas, nous voyons l'individu aspirer à se dépouiller de son être personnel pour s'abîmer dans cette autre chose qu'il regarde comme sa véritable essence. Peu importe le nom dont il la nomme, c'est en elle et en elle seulement qu'il croit exister, et c'est pour être qu'il tend si énergiquement à se confondre avec elle." Ce type de suicide (dont Durkheim poursuit, de manière significative l'analyse par celle des suicides des militaires) se développe là où la société tient les individus trop sous sa dépendance. Une thèse que Pape confirme dans son examen des profils des suicidés qui ne sont jamais, dit-il des outcast, des solitaires, des isolés, mais au contraire des gens parfaitement intégrés dans leur milieu, dans leur famille.

L'analyse socio-psychologique

Scott Atran s'élève contre cette interprétation politique. S'appuyant sur les interviews qu'il a pu réaliser au début des années 2000 (soit dans une période différente de celle étudiée par Robert Pape) avec des jeunes gens susceptibles d'en commettre, il montre que ces attentats ne sont pas seulement le fait de militants tentant de défendre une terre occupée par un ennemi (comme ce peut-être le cas en Palestine), qu'il ne s'agit donc plus seulement de guerres de libération nationale, mais qu'ils sont également perpétrés dans des contextes complètement différents, comme cela a été le cas en Grande-Bretagne. Ce sont alors des membres de diasporas ou des militants récemment convertis à l'Islam qui les commettent, ce qui l'amène à réévaluer la dimension religieuse de ces attentats.

Scott Atran met également en doute la responsabilité d'Al Qaeda dans les attentats suicide. La plupart sont, explique-t-il, réalisés par des groupes autonomes, sans contacts avec d'autres groupes. Leurs réseaux sont constitués pour l'essentiels d'amis proches et de membres de leur famille. Il n'y a ni leader ni organisation terroriste mondiale qui chapeauterait les attentats. On a d'ailleurs vu, dans le cas de l'attentat contre Benazir Bhutto, les représentants "officiels" d'Al Qaida au Pakistan protestent fermement de leur innocence : "Je le démens fermement. Les tribus ont leurs propres règles. Nous ne nous en prenons pas aux femmes", a déclaré par téléphone Maulvi Omar, porte-parole de M. Mehsud." (Le Monde du 28/2/07). Déclaration qui surprend un peu sachant que les attentats suicide ont, justement pour caractéristique de ne pas faire de détail, de ne pas sélectionner leurs victimes.

Si l'on en croit Atran, Al Qaeda jouerait, au travers d'internet et de la multitude sites qui s'en inspirent (3000, dit-il), le rôle d'une université du terrorisme, permettant à des groupes de jeunes gens isolés, sans contact avec des représentants de l'organisation, de se familiariser avec son idéologie, de collecter des informations sur la fabrication de bombes… On aurait donc affaire à une forme d'organisation ultra-moderne basée sur l'esprit d'initiative de quelques groupes très lâchement reliés entre eux par la consultation des mêmes sites internet et par des réactions de colère similaires devant les images que la télévision nous montre de ce qui se passe en Palestine, en Irak et, de manière plus générale, dans le monde arabe, lorsque celui-ci est confronté aux armées occidentale,s qu'elles soient américaine ou israélienne.

Les analyses divergentes de Pape et Atran font penser que les attentats terroristes apparaissent dans différentes configurations :

- dans une configuration "organisée" : ce sont des organisations qui ont, comme le Hamas, les Tigres Tamoul… un programme, souvent de libération nationale, qui mènent des actions de propagande auprès de la population (les attentas suicide pouvant d'ailleurs être une manière de s'attirer la sympathie de la population comme ce fut le cas en Palestine où le Hamas l'a emporté contre le Fatah qui s'y opposait), qui, souvent, sont associées à des associations caritatives qui sélectionnent les candidats au suicide, qui les forment, les préparent et les envoient dans des actions pensées dans un cadre stratégique ;

- dans une configuration "anarchique", comme ce fut le cas en Espagne et en Grande-Bretagne où ce sont des membres de diasporas, apparemment bien intégrés, sans contacts avec des organisations terroristes qui organisent ces attentats. Ces jeunes gens se mobilisent et se forment en utilisant les moyens de communication les plus modernes : la télévision qui les maintient en colère contre les exactions des armées occidentales, internet qui leur offre bagage théorique et documents pour construire leurs armes.

Une des différences entre ces deux formes pourrait être que dans la première, les terroristes ont des comportements pro-sociaux, qui améliorent le bien-être de la communauté et l'aident à atteindre ses objectifs (les attentats amènent l'ennemi à modifier son attitude sur le moyen ou long terme), alors que dans la seconde, ces comportements sont anti-sociaux (ils ne font que dégrader le bien-être de la communauté), différence qui pourrait être signalée par le comportement de la communauté, tolérante ou complice dans le premier cas, hostile ou perplexe dans le second : les terroristes du Hamas ont contribué à rendre populaire ce mouvement en Palestine alors qu'on ne voit pas en quoi les attentats de Londres ou Madrid ont pu satisfaire ou faire plaisir à quiconque, que ce soit dans les pays dans lesquels ils ont été commis ou ailleurs dans le monde.

L'analyse économique

Les quelques économistes qui se sont intéressés au sujet ont essayé de comprendre comment des agents rationnels peuvent mener des actions suicide.

Ces travaux sont relativement convaincants lorsqu'ils s'intéressent aux stratégies des organisations terroristes, lorsqu'ils insistent sur la dimension coût-bénéfice ou lorsqu'ils analysent les politiques de ressources humaines des organisations terroristes et montre qu'elles sélectionnent les candidats au suicide en fonction de la difficulté de l'attentat : plus celui est complexe, plus il est confié à des candidats mieux formés, qui ont un capital humain plus élevé (Benmelech, Berrebui, Attack assignment in terror organizations and the productivity of suicide bombers ). Dans un papier d'une veine voisine, Bueno de Mesquita rapproche la situation économique et terrorisme de manière originale : une situation économique très dégradée peut favoriser le développement d'activités terroristes, mais, dans ce cas, les organisations terroristes sélectionnent les mieux formés et les plus diplômés qui sont plus efficaces, loyaux et fiables que les jeunes qui n'ont pas fait d'études.

Leurs analyses des organisations, de la combinaison d'activités caritatives et terroristes sont également éclairantes. Pierre Emmanuel Ly envisage (in The charitable activities of terrorist organizations, Public Choice, 2007) "charitable investments by terrorist groups as a way for them to advertise their ideals among potential sympathizers. Indeed, charities not only provide a conduit for money laundering, they also truly benefit people in need. As a result, those who at least partly share the goals of the terrorist group are likely to be more willing to make their contribution to the fight." Les activités caritatives des organisations terroristes fonctionnent comme de la publicité et ont pour objet de changer les préférences des personnes. Ce qui n'est jamais qu'une vieille idée présente chez les théoriciens de la guérilla, notamment chez Che Gevara.

Les économistes sont moins convaincants lorsqu'ils essaient de comprendre les motivations des candidats aux attentats suicide, l'argument le plus fréquent insistant sur la préférence du futur. C'est celui que développe, par exemple, Jean-Paul Azam pour expliquer la prééminence de jeunes issus de milieux favorisés dans les candidats au atttentats-suicide : "educated people, écrit-il, have a stronger concern for the welfare of the future generations. This stronger altruistic feeling leads them to engage more decisively in terrorist activities, described as a means for increasing the probability of the next generation benefiting from some public good like freedom or national independence." (in How to Curb “High Quality” Terrorism? octobre 2006). Thèse qui amène Azam à envisager les politiques d'aide comme un remède au terrorisme : si ces politiques sont crédibles et efficaces (ce qu'elles n'ont pas été jusqu'à présent) ceux qui commettent ces attentats dans le seul but d'améliorer le sort des plus défavorisés sur le long terme n'auront plus de raisons de commettre des attentats. Dans ce même article, Azam explique que l'éducation peut conduire au terrorisme en combinant tout à la fois ressentiment (les jeunes diplômés ne trouvent pas l'emploi que leurs études leur permettrait d'obtenir) et volonté de changer les choses pour les générations futures.

Des économistes ont également utilisé la théorie des jeux pour comprendre les stratégies des Etats cibles (Arce, Sandler, Counterterrorism : a game theoric analysis, Journal of conflict resolution, 2005). Ils en ont identifié trois : la stratégie défensive (se protéger contre les attaques), ne rien faire, la stratégie offensive (porter le fer contre les organisations terroristes) et montré que la première des trois avait le plus de chance d'être retenue par les Etats puisqu'elle a pour effet de reporter sur les Etats qui se protègent le moins la menace alors que la troisième présente, à l'inverse, le risque du passager clandestin, un Etat s'appuyant sur ses voisins pour lutter contre le terrorisme.

L'analyse psychologique

Venons-en maintenant aux terroristes eux-mêmes. Nous avons vu qu'ils appartenaient plus souvent aux classes moyennes qu'aux classes déshéritées, qu'ils pouvaient, dans la diaspora, appartenir à des familles parfaitement "intégrées" (quoi que cela puisse vouloir dire), qu'ils avaient souvent fait des études. Mais ont-ils des comportements psychologiques différents? Atran ne le pense pas qui écrit explicitement : "In targeting potential recruits for suicide terrorism, it must be understood that terrorist attacks will not be prevented by trying to profile terrorists. They are not sufficiently different from everyone else." Ce qui l'amène à conclure : "Insights into home-grown jiahdi attacks will have to come from understanding group dynamics, not individual psychology. Small-group dynamics can trump individual personality to produce horrific behavior in otherwise ordinary people." C'est en travaillant sur la dynamique de groupe que l'on pourrait donc prévenir les actions terroristes. Une thèse que développe également Marc Sageman, un pionnier de l'étude des terroristes, auteur d'un livre sur le sujet (Understanding Terror Networks, 2004) qui a dit “it’s a group phenomenon. To search for individual characteristics… will lead you to a dead end” Mais comment faire lorsque l'on sait que ces groupes, s'ils ont des caractéristiques communes (de petite taille, avec des membres uqi partagent une foi profonde), peuvent émerger n'importe où? La solution est, dit-il, de contrôler de manière très fine les sites internet que ces jeunes gens consultent. Non pas de les supprimer, ce qui conduirait au développement d'autres formes de formation de ces groupes, mais de les contrôler de très près, de suivre les agissements des jeunes gens qui les consultent, leurs fréquentations, leurs publications (parce qu'ils annoncent souvent ce qu'ils vont faire dans des tracts…).

Les psychologues ont naturellement cherché à identifié des profils type. De nombreux travaux ont été menés très tôt, sans grand succès, comme le montre la revue très complète de ces travaux que donne Jeff Victoroff in The Mind of the Terrorist, a review and critique of psychological approaches, (Journal of Conflict Resolution, 2005) qui montre que les personnalités des terroristes sont très différentes et qu'il est donc à peu près impossible d'en tracer un profil type. Article dont la lecture est un peu déprimante puisqu'il consiste en une critique souvent convaincante de la plupart des modèles avancés pour analyser les comportements des terroristes. Sa conclusion n'est guère plus optimiste : "Students of terrorism might justifiably conclude from the peer- reviewed literature that the total number of published theories exceeds the number of empirical studies—an imbalance that may be of more than academic import. Even the small amount of psychological research is largely flawed, rarely having been based on scientific methods using normed and validated measures of psychological status, comparing direct examination of individuals with appropriate controls, and testing hypotheses with accepted statistical methods. Insofar as policy makers rely on published analyses of the “the mind of the terrorist,” policies intended to reduce the risk of terrorism may be based on invalid premises."

L'analyse polémologique

Je voudrais, pour conclure cette revue d'une littérature qui reste maigre, dire un mot d'un modèle qui peut nous aider à comprendre ce phénomène : le mimétisme de René Girard. Dans son dernier livre (Achever Clausewitz, Canretsnord, 2007) Girard approfondit ses thèses sur le mimétisme en s'appuyant sur une réflexion sur la guerre et l'un de ses plus grands théoriciens, Clausewitz. Il ne parle pas du terrorisme que par allusion, mais il avance quelques concepts qui peuvent aider à comprendre le phénomène :

- celui, d'abord, de l'indifférenciation qui amène à ne plus voir de différence entre ses victimes, à ne plus en distinguer entre militaires et civils, adultes et enfants, hommes et femmes… qui est une caractéristique de la guerre moderne (les bombardements des villes lors de la dernière guerre mondiale, la guerre atomique, le terrorisme, justement), cette indifférenciation n'est possible que si la haine à l'égard de l'adversaire rend aveugle aux différences au sein de la population,

- celui de la montée aux extrêmes,

- celui, enfin, de l'action réciproque : "Le terrorisme, écrit-il, est l'aboutissement de ce que Clausewitz identifiait et théorisait sous le terme de "guerre des partisans" : il tire son efficacité réelle d'un primat de la défense sur l'attaque ; il se justifie toujours de n'être qu'une réponse à une agression ; il se fonde donc sur la réciprocité." (p.41). "L'action réciproque, écrit-il un peu plus loin, provoque et diffère à la fois la montée aux extrêmes. Elle la provoque si chacun des deux adversaires se comporte de la même manière, répond aussitôt en calquant sur l'autre sa tactique, sa stratégie, sa politique ; elle diffère la montée aux extrêmes si chacun spécule sur les intentions de l'autre, avance, recule, hésite en tenant compte du temps, du brouillard, de la fatigue…" (p.44)

Ce modèle peut très bien s'appliquer aux groupes de jeunes gens qui posent des bombes en Europe. Ils peuvent avoir le sentiment de réponde à une agression de l'Occident à l'égard des sociétés du Moyen-Orient, agression que leur montrent les images de la télévision, en posant des bombes qui tuent des civils, ils peuvent avoir le sentiment de se comporter comme l'armée américaine qui bombarde des villages, ils font la même chose. Et, comme ils sont, par ailleurs, très éloignés de toute organisation hiérarchique traditionnelle, comme ils n'appartiennent à aucune armée, ils ne se comportent pas comme des militaires dont les analyses des stratégies et tactiques ennemies, jouent comme un frein à la montée aux extrêmes. Rien ne les retient de monter aux extrêmes.

samedi, décembre 29, 2007

Jusqu'où devrons nous aller?

Le voyage en Egypte de notre Président nous avait valu son pesant de… surprises, voilà que l'on apprend, au détour d'un papier du Monde sur la presse qui a couvert son déplacement que plusieurs paparazzi ont essuyé des tirs de semonce (de la police égyptienne, sans doute).

Je n'ai même pas envie de commenter tant c'est… au delà de tout ce qu'on pouvait imaginer.

jeudi, décembre 27, 2007

Enigme et casse

Feuilletant un ouvrage depuis longtemps dans ma bibliothèque, Sémiologie de la typographie de Gérard Blanchard (Québec, 1982), j’y découvre que la fréquence des lettres en français est attestée par le mot ESARTINULOC. Intrigué, je recherche ce mot sur Google. La première réponse renvoie à une interview savoureuse de Georges Pérec qui cite ce mot, sans en donner l’origine, mais explique qu’il n’a qu’un seul anagramme : Ulcérations (dans cette interview Pérec parle de son goût des jeux et nous propose une définition de mots croisée délicieuse (et empruntée à Robert Scipion qui a longtemps donné ses grilles au Monde) : du vieux avec du neuf en 11 lettres. Solution : nonagénaire.

Les autres réponses renvoient toutes, directement ou indirectement, à Pérec. Surpris de ce silence sur l’origine de ce mot, je recherche la fréquence des lettres en français, qui me renvoie à un article de Wikipedia qui me propose une autre liste : ESAITNRULOD et à un article d’Ars Cryptographica qui en propose une troisième : EASINTRLUOD.

On remarquera qu’on retrouve dans ces trois listes les mêmes lettres mais dans un ordre différent. Les deux dernières listes ont été composées à partir d’échantillons différents, ce qui est une raison de ces écarts. Pour la première, aucune explication sur Google, tous les sites utilisant ce mot disant, au mieux, que ce sont les lettres les plus utilisées.

Blanchard parlant dans le passage dans lequel il cite ESARTINULOC de la casse d’imprimerie, “cette grande boite ouverte, divisée en de nombreux petits compartiments ou cassentins, chacun d’eux étant réservé à un type répertorié ou sorte. Un simple coup d’oeil sur la casse nous montre que ces cassetins sont de diverses grandeurs et peuvent donc contenir un plus un ou moins grand nombre de types selon la fréquence d’emploi des lettres.” J’en conclue qu’il y a un rapport, ce que confirme un simple regard sur une casse comme sur cette photo trouvée sur Priceminister.


ESARTINULOC serait donc le classement de cassetins selon leur taille, celui étant réservé au E étant plus grand que celui réservé au S…

La différence entre ce classement et les deux précédents pourrait alors venir de ce que les types, les caractères ne s’usent pas tous de la même manière, qu’à fréquence équivalente équivalente, certains s’usent plus vite que d’autres. Le I pourrait ainsi passer de la quatrième à la sixième position parce que son usure serait plus faible ou, autre hypothèse, que son dessin le rendant moins ambigu permettrait de le conserver plus longtemps que le A ou le R.

Cette explication me paraissant séduisante et voulant en avoir le coeur net, je suis retourné sur Google avec une nouvelle requête : “Casse d’imprimerie esartinuloc”, qui ne m’a renvoyé aucune réponse. Une variante, “Typographie esartinuloc” ne renvoie que 5 réponses qui font toutes allusion à Georges Pérec. Le simple “casse d’imprimerie” renvoie à beaucoup plus de réponses, mais aucune n’apporte de réponse à une question qui restera donc sans… réponses. À moins qu’un lecteur de ce blog ait quelques lumières sur ce sujet dont l moins que l’on puisse dire est qu’il est insignifiant, encore que…

Cette promenade autour des casses d’imprimeries m’a fait découvrir ce petit texte qui fait penser qu’il ne l’est pas tant que cela : “Jean Dominique Baudy, rédacteur en chef du magazine Elle, victime en 2005 d’un accident vasculaire cérébral et atteint du locked-syndrom, a écrit à l’aide du seul battement de sa paupière gauche réagissant aux lettres de l’alphabet épelées dans cet ordre décroissant un livre bouleversant intitulé "Le scaphandre et le papillon", remarquablement mis en images et en émotions par Julian Schnabel.” (Le journal du neuf ou les aventures d’un oeuf dans une peau de peinture que l’on doit à un certain Delaunay).

Mais puisque j'anime ailleurs un blog consacré à Google (Googlemanagement.tv) et, donc, aux moteurs de recherche, peut-on en tirer une leçon : les moteurs de recherche peuvent beaucoup (comme je l’ai montré dans un autre note sur les barricades mystérieuses), mais ils ne peuvent pas trouver des informations absentes des documents qu’ils indexent. Ce qui nous rappelle cette vérité qu’on a trop tendance à oublier : malgré tous les efforts de Google (et de de beaucoup d’autres), tout le savoir de l’humanité n’est pas disponible sur le net.

mardi, décembre 25, 2007

Barricades mystérieuses

Les barricades mystérieuses est le titre d'un très beau recueil de poèmes d'Olivier Larronde publié en 1946 aux éditions Fontaine, repris en 1948 chez Gallimard. Mon fils auquel j'en parle me fait remarquer que j'ai dans ma bibliothèque un autre recueil de poèmes plus récent portant le même titre, mais de Maurice Blanchard, cette fois-ci, recueil également publié chez Gallimard.

Vérification faite, le poème qui a donné son titre au recueil de Blanchard a été publié en 1937, soit 10 ans avant celui de Larronde. Mais cette petite vérification sur Google (suivie d'une exploration du catalogue de la Bibliothèque nationale) m'a donné l'occasion de découvrir plusieurs autres occurrences du même titre, plus tardives :

- en 1998 pour un roman de Sébastien Lapaque publié dans une collection policière d'Actes Sud dont la couverture représente une femme remettant une paire de bas dans la plus grande tradition des romans noirs des années 50,


- en 1995, pour le catalogue d'une exposition de photographies de Sophie Ristelhueher,
- la même année pour un roman de Jean Malzac publié à Bordeaux, sans doute à compte d'auteur,
- toujours dans les années 90 pour un ensemble de musique baroque dirigé par le musicologue Stefan Perreau,
- en 1989, pour une oeuvre pour flûte et orchestre de Luca Francesconi,
- en 1988, pour un livre d'ethnologie sur des récitations nocturnes chez les Fang,
- en 1988, pour le titre d'un conte spiritualiste (in Ariane Buisset, Le Dernier tableau de Wang Wei : contes de l'éveil, Albin Michel),
- en 1985, pour un article consacré à Victor Hugo (Bernard Leuilliot, in Europe),
- en 1968, pour un documentaire télé de Charles Brabant sur François Couperin,
- en 1961 pour un tableau de René Magritte, tableau célèbre représentant une maison aux fenêtres éclairées cachée par des arbres gris


- en 1960, pour un roman de Jacqueline Bellon, auteur de romans sentimentaux en général publiés dans des magazines féminins, édité par Plon

mais aussi antérieures :
- en 1922, pour un livre d'Edmond Jaloux,
- et, surtout, en 1717, pour une oeuvre de Couperin dont le titre énigmatique a fait couler beaucoup d'encre. On a parlé d'une allusion aux vêtements féminins, au corset, aux harmonies non résolues de l'oeuvre.

Comment expliquer le succès de ce titre? Je doute que les auteurs se soient copiés les uns les autres. Je préfère imaginer qu'ils ont les uns et les autres "réinventé" cette belle formule séduits par sa force. Force poétique : ces "barricades mystérieuses" ne sont pas un oxymore, mais un peu un paradoxe, les barricades sont en général là pour afficher une opposition vive qui ne se cache pas. Force érotique également comme suggèrent tant l'illustration du roman de Lapaque que les interprétations que l'on a données du titre de Couperin que l'utilisation de cette formule dans des textes consacrés à la littérature érotique, comme dans les analyses qu'Anne Giard a données du Sopha de Crébillon fils. Ces barricades mystérieuses seraient celles qui amènent une femme à refuser de se donner alors même que tout dit son désir et qui, d'une manière plus générale, nous amèneraient à ne pas faire ce que nous souhaitons comme le suggère le tableau de Magritte : la barricade est mystérieuse parce qu'absente, invisible, elle est bien là, elle nous interdit d'avancer et cependant on ne la voit pas dans l'ombre.

Ces barricades mystérieuses seraient donc une proche cousine de cette akrasia qui a tant intéressé les philosophes américains (Davidson…) après Aristote (bizarrement, les traducteurs français du philosophe grec traduisent akrasia par incontinence), qui nous amène à faire le contraire de ce que nous jugeons bon et juste.

vendredi, décembre 21, 2007

"La République a besoin de croyants" (sic)

Les déclarations de Nicolas Sarkozy laissent de plus en plus souvent perplexes. Voilà qu’à Rome, il critique la laïcité à la française… au risque de susciter en France les réactions les plus vives, y compris dans son camp. Comme si cela l’amusait, comme s’il avait choisi de faire de la politique une permanente provocation.

On dira que ce n’est pas la première fois qu’il aborde ce sujet. Déjà lorsqu’il était ministre de l’intérieur, il avait critiqué la loi de 1905. Mais depuis, est venue son idée de créer un ministère de l’identité nationale. Et là, on ne comprend plus. Si identité nationale française il y a, elle est, de l’aveu même des avocats de ce ministère, à chercher du coté de la langue française et de la laïcité. Être Français, c’est, nous ont-ils expliqué en long et en large, accepter cette règle de la laïcité que Sarkozy critique aujourd’hui. Ce fut un des thèmes récurrents du colloque sur l’intégration et l’immigration qui s’est tenu il y a quelques semaines à Paris et j’ai rendu compte ici. Alors? Incohérence? Changement de cap? Mots en l’air pour plaire à son interlocuteur? On ne sait plus à quel saint se vouer.

jeudi, décembre 20, 2007

Vulgaire?

Il y avait la rolex affiché au poignet le soir du débat avec Ségolène Royal, le yacht, la soirée au Fouquets, le jogging dans des toilettes ridicules, la démarche, tronc en avant, fesses dressées en arrière copiée sur celle d'Aldo Maccione, les amours en première page de la presse people deux mois à peine après d'être séparé de Cécilia qu'il aimait, nous a-t-on dit et répété, d'un amour exceptionnel. Et maintenant Jean-Marie Bigard à Rome! C'est à se demander si Nicolas Sarkozy n'est pas tout simplement… vulgaire.

PS : on nous dit que Bigard est profondément religieux, certains de ses sketchs sont aussi extrêmement… ambigus pour rester dans l'euphémisme (voir ici)

lundi, décembre 17, 2007

PS : l’ouverture, la question sociale et la rénovation

L’ouverture qu’a pratiquée Nicolas Sarkozy, et qu’il envisage, semble-t-il de poursuivre, a fait à ce jour l’objet de peu d’analyses approfondies, la plupart des commentateurs se satisfaisant d’une interprétation qui mêle désir de carrière des socialistes qui entrent au gouvernement, habileté de Nicolas Sarkozy et crise du Parti socialiste.

Cette interprétation n’est pas satisfaisante. Le désir de poursuivre une carrière ministérielle envers et contre tout n’est pas une nouveauté, Kouchner, Besson, Bockel et alii ne sont pas plus ambitieux que leurs prédécesseurs de gauche ou de droite. Nul ne doute de l’habileté de Nicolas Sarkozy, mais François Mitterrand qui n’était pas moins habile n’a pas réussi l’ouverture lorsqu’il l’a tentée. Quant à la crise du PS, il convient sans doute de la relativiser. Un parti dont la candidate a eu 47% des voix au deuxième tour de l’élection présidentielle n’est certainement pas dans le coma. On peut ajouter que d’autres partis se sont trouvés auparavant dans des situations bien plus désastreuses sans que leurs dirigeants se rendent armes et bagages à l’ennemi.

Cette ouverture donne, au moins en apparence, en fait raison à ceux qui expliquent que l’opposition entre la droite et la gauche n’a plus de sens, est démodée. Si tel était bien le cas, il devrait effectivement être possible de créer un gouvernement des meilleurs, de recruter des ministres sur tout l’échiquier politique en fonction de leurs compétences, de leur savoir-faire. Si Jean-Pierre Jouyet a été choisi comme secrétaire d’Etat aux affaires européennes, il le doit sans doute, pour partie, à son passage à la tête du cabinet de Jacques Delors à Bruxelles. Mais chacun le sait bien : être de gauche et de droite, ce n’est pas la même chose. On peut d’ailleurs supposer que Bernard Kouchner ou Fadela Amara éprouvent quelques hauts le coeur lorsqu’ils bavardent avec des élus UMP qui ne sont pas à droite par hasard. Si malgré cette frontière toujours très marquée, ils ont sauté le pas, ce n’est pas seulement par ambition : c’est que, malgré les désagréments supportés ici ou là, ils ne voient plus vraiment la différence ou que, du moins, ils ne la voient plus suffisamment pour refuser de passer la frontière.

Ils sont trop nombreux pour que ce ne soit qu’une affaire individuelle, le changement d’opinions de quelques personnes. La raison profonde est l’affaissement de ce qui se structure traditionnellement l’opposition entre la gauche et la droite : la question sociale. Être de gauche, ce n’est pas seulement être républicain, laïc, antiraciste et anticolonialiste, comme l’affirme Bernard-Henri Levy, c’est aussi être du coté des classes populaires, de ceux qui travaillent, souffrent, sont exploités et aliénés.

Le succès de l’ouverture et les difficultés de la gauche viennent de ce que cette question sociale ne joue plus ce rôle de l’espace politique. Le parti Socialiste n’est plus aux cotés des plus démunis, ils n’arrivent plus à tenir un discours, à développer un programme, des arguments qui séduisent les classes populaires.

À l’extrême-gauche, on explique ce glissement par l’embourgeoisement des cadres du PS. L’explication qui serait plus convaincante si cette même extrême-gauche s’était révélée plus capable que le PS de séduire les classes populaires. Ses résultats aux dernières élections législatives montrent qu’elle en est loin. Elle non plus n’embraie plus sur les attentes des travailleurs. Et comme on ne peut pas sérieusement accuser d’embourgeoisement les dirigeants du PC, de LO ou de la LCR, il faut chercher ailleurs les raisons de ces difficultés.

La réponse est sans doute à trouver du coté des classes populaires elles-mêmes. On s’est peu interrogé sur les raisons qui pouvaient inciter une partie non négligeable de la classe ouvrière à voter pour le Front National. Et lorsqu’on la fait, on a souvent cherché des explications compliquées, du coté de l’histoire, de la manière dont la guerre d’Algérie a été vécue dans certaines communes (voir, là-dessus, les analyses de Bernard Alidières). Mais peut-être est-ce tout simplement que ces électeurs, qui ne sont pas moins rationnels que d’autres, ont trouvé dans le programme de ce parti des réponses à leurs questions. À y regarder de plus près, le Front National est, en effet, le seul à avoir développé une thématique protectionniste qui touche directement ceux dont l’emploi est menacé par la concurrence des pays émergents. Lorsque votre patron vous dit, “je vais devoir fermer l’usine” alors même qu’il investit en Chine ou en Roumanie, la réaction naturelle est de demander la fermeture des frontières et de voter pour ceux qui proposent d’en faire le coeur de leur politique économique.

Les déclarations de Le Pen sur la préférence nationale, toutes les formules du type “Les Français d’abord…” peuvent être interprétées comme une déclaration de guerre faite aux immigrés, ce qu’elles sont effectivement, mais aussi comme le refus des délocalisations. Les deux interprétations sont plus complémentaires que contradictoires.

Difficile pour le PS de tenir un discours protectionniste qui va à l’encontre de ses valeurs traditionnelles (l’internationalisme), de son attachement au projet européen et du bon sens économique. Le protectionnisme peut protéger quelques temps les victimes de la concurrence internationale, mais il menace directement les plus compétitifs qui n’ont rien à gagner à des guerres commerciales qui leur feraient perdre des parts de marché à l’étranger. Il lui est d’autant plus difficile de tenir un discours protectionniste qu’il ne peut séduire qu’une partie des classes populaires : celle qui vit mal la mondialisation. Les ouvriers, techniciens, employés et ingénieurs d’Airbus dont l’essentiel des revenus viennent des ventes à l’étranger n’éprouvent évidemment aucune sympathie pour des politiques qui forceraient leur employeur à délocaliser ses usines pour échapper aux tarifs douaniers que les pays étrangers ne manqueraient pas de nous infliger en mesure de rétorsion.

La difficulté majeure de la gauche vient de là : les classes populaires ont changé. Elles ont éclaté, elles se sont diversifiées. On peut en première analyse distinguer trois pôles, trois blocs, aux attentes antagonistes, contradictoires, inconciliables :

- les victimes de la mondialisation qui sont en attente d’une politique protectionniste qui les protège de la concurrence internationale,

- les bénéficiaires de cette même mondialisation qui attendent, eux, des politiques une modernisation de la société française, des conditions de travail et de vie moins pénibles, des possibilités de promotion pour eux et leurs enfants et le développement de services qui leur permettent de mieux concilier vie professionnelle et vie privée,

- les immigrés et leurs enfants, qui pèsent d’un poids très lourd dans les classes populaires comme le confirme n’importe quelle visite d’une entreprise de la région parisienne, qui attendent de leurs élus qu’ils fassent tomber tout ce qui bloque leur promotion sociale, tout ce qui leur interdit de tirer parti de leurs investissements dans le système scolaire.

Le poids politique de ces trois catégories n’est pas le même : les immigrés ne votent pas, leurs enfants en sont pas toujours inscrits sur les listes électorales, les salariés victimes de la mondialisation s’abstiennent plus souvent que ceux qui en profitent, mais toutes trois devraient intéresser également la gauche.

La question sociale n’a évidemment pas disparu, mais elle s’est formidablement compliquée, au point que les partis politiques de gauche se trouvent aujourd’hui dans l’impossibilité pratique de développer un programme susceptible de séduire l’ensemble de ces trois blocs. Le cas de l’augmentation du SMIC que proposait Laurent Fabius lors de la dernière campagne est caractéristique de cette difficulté. Cette mesure aurait du être fédératrice, or cela n’a pas été le cas :

- les victimes de la mondialisation n’y ont vu qu’un artifice dangereux : ils savent d’expérience qu’une augmentation de ce type ne peut que réduire la compétitivité de leur entreprise et donc augmenter les risques de délocalisation. Ils savent, par ailleurs, que leurs employeurs font tout pour y échapper, pour maintenir leur masse salariale au niveau le plus bas, ce qui, en pratique, veut dire plus de temps partiel, d’emplois précaires et d’écrasement des salaires,

- les bénéficiaires de la mondialisation ne sont en général pas intéressés : parce qu’elles sont compétitives, leurs entreprises versent presque toujours des salaires supérieurs au SMIC, ils n’avaient pas besoin d’une augmentation qui ne leur aurait rien rapporté,

- quant aux immigrés et à leurs enfants, souvent mal payés, ils ne sont pas hostiles à une augmentation du Smic, mais ils savent bien qu’aucune augmentation du salaire minimum ne les fera échapper aux discriminations dont ils souffrent et qui les bloquent dans des emplois ne correspondant pas à leurs attentes.

Ce qui est vrai du Smic, l’est d’à peu près tous les autres points du programme socialiste (mais aussi du programme des partis d’extrême-gauche). Tant que ce problème n’aura pas été résolu, tant que la gauche n’aura pas trouvé le moyen de reconstruire un programme susceptible de réunir et séduire ces trois blocs, elle sera dans la difficulté. Elle pourra continuer de gagner les élections locales là où ses élus sont meilleurs gestionnaires, elle pourra profiter, lors d’élections intermédiaires, du rejet de la droite au pouvoir, mais elle ne pourra espérer renouer durablement avec sa mission historique et son électorat naturel que si elle résout ce problème et trouve les projets et les mots susceptibles de séduire tout à la fois ces trois blocs antagonistes. Toute rénovation qui ne s’attaquera pas directement à cette question est vouée à l’échec.

jeudi, décembre 13, 2007

Les managers sont-ils plus dyslexiques que la moyenne?

C'est une question idiote qui m'est venue à la lecture d'un article de Business Week sur les dyslexiques. Son auteur cite les caractéristiques des dyslexiques (difficultés de s'exprimer par écrit, de lire), leurs préférences pour les échanges parlés et les rapproche des traits que l'on rencontre le plus souvent chez les dirigeants, notamment leur préférence pour les échanges verbaux, et il est vrai que c'est assez troublant. Faut-il en conclure (et c'est là ma question idiote) que mieux vaut être dyslexique pour réussir dans les affaires?

L'article le suggère. Au moins pour les Etats-Unis où 35% des entrepreneurs présenteraient, d'après une étude que cite son auteur, des signes de dyslexie. Cela fait beaucoup. Sans doute faut-il éviter de sauter aux conclusions. Il se pourrait très bien que les dyslexiques ayant plus de difficultés à réussir les tests d'embauche choisissent la création d'entreprise par défaut. Ce n'est évidemment pas la conclusion des experts que cite l'article qui expliquent, ce qui n'est pas non plus absurde, que les contraintes qu'impose la dyslexie aux jeunes enfants les amènent à développer des compétences utiles pour qui doit diriger une organisation : capacité à aller à l'essentiel ("Dyslexia forces you to look at things in totality and not just as a single chess move. I play out the whole scenario in my mind and then work through it.… All of my life, I've built organizations with a broad perspective in mind." explique le patron de Cisco, dyslexique lui-même), volonté de déléguer le maximum de choses (ce que l'on est amené à faire très tôt lorsque l'on est dyslexique), manque de patience pour les discussions trop longues…

Voilà en tout cas de quoi donner un peu d'espoir aux parents dont les enfants souffrent de dyslexie.

PS. J'ajouterai que ce sujet est moins nouveau que je le pensais. Dans un article récent, le New-York Times cite des artiles publiés dans Fortune il y a quelques années allant dans la même direction.

dimanche, décembre 09, 2007

Trop faciles, les réformes!

Nicolas Sarkozy est en passe de réussir l'un des points forts de son programmes : les réformes. Celle sur les régimes spéciaux de retraite est bien engagée, celles sur la fusion de l'ANPE et l'Unedic et la réorganisation du ministère de l'économie et des finances sont également en bonne voie. Au delà des satisfecit bien légitimes (qui pourrait reprocher à un politique de se féliciter de ses succès et de se comparer avantageusement à ses prédécesseurs?), ces succés amènent à s'interroger sur les causes de ces réussites après tant d'échecs.

Deux au moins de ces réformes relèvent du même scénario : depuis longtemps envisagées, préparées par de nombreux rapports, elles ont suscité une forte opposition des salariés concernés, voire des conflits majeurs qui ont vu le gouvernement reculer au point que leurs promoteurs (Juppé, Sauter) ne s'en sont pas remis.

Or, cette fois-ci, cela parait en bonne voie. Pourquoi?

Dans le cas de la SNCF, deux facteurs semblent avoir été déterminants :

- le renouvellement des équipes. Encore que je n'ai pas vu de chiffres, on peut penser qu'en 12 ans, les effectifs de l'entreprise ont été fortement renouvelés, surtout dans ces métiers où l'on part le plus tôt à la retraite. Les cheminots entrés dans l'entreprise depuis 1995 savaient bien que leur régime de retraite était menacé, qu'il y avait de fortes chances qu'ils n'en bénéficient pas pleinement ;

- l'évolution des organisations syndicales sur le sujet. A part Sud, qui campait sur les 37,5 annuités de cotisations, toutes les autres centrales avaient accepté, fut-ce du bout des lèvres, le principe d'un allongement des durées de cotisation.

Au Ministère de l'Economie et des Finances, on observe des évolutions voisines. L'idée de guichet unique pour les contribuables a fait son chemin, au point que la CGT en a fait la promotion dans ses publications sous le nom d'Hôtels et de Maisons des Finances où sont regroupées les différentes administration. Ce n'est pas tout à fait la réforme voulue par le gouvernement, mais on en est proche.

Dans les deux cas, le plus frappant est l'évolution des organisations syndicales qui ne s'opposent plus frontalement aux projets gouvernementaux, mais tentent, par différents biais, de les ajuster de manière à les rendre le moins douloureuses possibles pour les salariés. Or, cela fait une différence considérable.

Dès lors que les organisations syndicales ne s'opposent plus frontalement au projet de réforme, dès lors qu'elles n'en contestent plus le sens et l'esprit, il reste à négocier des contre-parties pour les salariés dont la situation va évoluer. C'est beaucoup plus facile, surtout si le gouvernement s'est à ce point engagé dans l'affirmation de sa volonté de réforme qu'il est près à beaucoup (c'est-à-dire à ouvrir large son portefeuille) pour atteindre son objectif. Paradoxalement, les organisations syndicales n'ont jamais été en meilleure position pour négocier des avantages pour leurs mandants. Leur défaite apparente (elles ont cédé sur l'objectif affiché par le gouvernement) leur donne en réalité le moyen de négocier dans les meilleures conditions.

En résumé, l'un (Nicolas Sarkozy) aura triomphé sans beaucoup d'efforts quand les autres vont gagner beaucoup au prix d'une petite défaite dans les médias.

On a beaucoup dit que les organisations syndicales avaient mis de l'eau dans leur vin pour ne pas se mettre à dos les salariés du privé qu'elles tentent par ailleurs de séduire, que cela a contribué aux différences d'appréciation entre la CGT cheminots et Bernard Thibault. L'argument n'est pas complètement convaincant : le salarié qui souhaite être bien défendu a intérêt à se rapprocher des organisations les plus déterminées. Sa gêne occassionelle, bien loin de le metre en colère contre la CGT, devrait au contraire l'inciter à s'en rapprocher dans son entreprise.

Le changement d'attitude des organisations syndicales relève probablement d'autres causes plus complexes qui renvoient à ce qui s'est passé après les crises majeures vécues à la SNCF et au Ministère de l'Economie.

Dans le cas du Ministère de l'Economie et des Finances, on ne peut exclure un effet de révision a posteriori des positions syndicales. La victoire des syndicats a été obtenue à un prix très élevé pour un gouvernement de gauche dont les syndiqués étaient plutôt proches et on a vu se développer chez certains une sorte de regret, un "nous sommes allés trop loin", "cette réforme et les conditions dans lesquelles elle était proposée ne justifiaient certainement pas ces conséquences", mouvement de regret qui a pu amener beaucopup à reconsidérer les objectifs de la réforme et à les accepter. Des enquêtes menées après le mouvement de 2000 ont montré que les agents, plutôt hostiles à la réforme avant qu'elle soit annoncée, l'acceptait après.

Dans le cas des régimes spéciaux, d'autres facteurs ont joué. Le débat n'a pas été limité à la sphère publique. Chaque agent l'a rejoué dans son univers privé, avec sa famille, ses proches, a du, pendant des années, défendre ses positions. On peut penser que ce travail souterrain, travail d'autant plus approfondi que la grève de 1995 avait été plus longue, a joué, conduit beaucoup de cheminots à réévaluer leurs positions et en a amenés beaucoup à se battre sur un nouveau terrain : oui à la réforme si elle me permet de conserver, à titre privé et personnel, les avantages que le système ma garantissait.

Dans les deux cas, la réforme aura réussi parce que préparé par un long travail réalisé en souterrain, loin des lieux de négociation traditionnels, dans les services, dans la sphère privée, là où réévalue ses positions et les construit.

Tout cela amène à nuancer le jugement que l'on pourra porter sur les réformes de Nicolas Sarkozy. Il aura d'autant plus facilement réussi :
- que le terrain a été longuement préparé,
- qu'il s'est mis en faisant monter très haut les enjeux en position de céder rapidement aux exigences des salariés.