Il y a une vingtaine d'années l'économiste et Prix Nobel Robert Solow a intrigué tout ce que la terre compte d'économistes et agacé tout ce qu'elle compte d'informaticiens en parlant de ce qu'il a appelé le "paradoxe de la productivité". On voit, disait-il en substance, des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques économiques. Il metttait, en somme, le point sur ce que des observateurs proches du terrain (dont moi-même dans une conférence de 1982 pour l'Afcet au titre explicite : Et si la productivité n'était pas au rendez-vous) commençaient à découvrir : il n'est pas certain que l'installation d'ordinateurs dans les entreprises améliore de manière significative leurs performances.
La plupart des auteurs qui se sont intéressés à cette thèse ont tenté de la dénoncer. Une fréquentation régulière du monde de l'informatique, des projets informatiques, me fait depuis longtemps penser qu'il serait plus utile de comprendre en quoi elle peut être juste, ce qui peut, dans les pratiques des professionnels, entraver la croiossance de la productivité qui est bien le principal argument avancé par les entreprises pour justifier de leurs investissements dans le domaine.
Dans la conférence de l'Afcet, dont on peut trouver le texte dans les annales de la conférence bureautique de 1982, j'insistais surtout sur le fait que si les outils permettent des gains de productivité sur certaines fonctions, ils favorisent également le développement de nouvelles fonctions qui consomment du temps et de l'énergie, fonctions dont on se passait parfaitement jusqu'alors. Ce n'était, naturellement, que l'un des aspects du phénomène.
D'autres facteurs peuvent aujourd'hui être avancés :
- l'évolution technologique, d'abord. L'industrie a, dans les années 80, abandonné les solutions propriétaires (développées par un industriel qui maîtrisait à peu près toute la chaine depuis le matériel jusqu'aux logiciels) au profit de solutions ouvertes, comme Unix, qui avaient l'avantage d'ouvrir la concurrence (d'où des baisses de prix rapides), mais l'inconvénient de multiplier les intervenants. Un système informatique est, aujourd'hui, un patchwork qui associe des produits venus d'horizons divers. Or, chacun de ces produits évolue à son rythme et chaque évolution peut être l'occasion d'un retour en arrière (des composants qui communiquaient parfaitement ne communiquent plus…);
- le rythme rapide de l'innvation a une autre conséquence : elle amène les entreprises à investir dans des solutions qui ne sont souvent pas mûres ou qui ne sont pas normalisées. Lorsqu'il est temps de généraliser cette solution, il apparaît que ce n'est pas la bonne, qu'on aurait mieux fait d'en choisir une autre;
- la complexité croissante des systèmes mis en place les rend à peu près incontrôlables. Le taux de projets qui n'aboutissent pas ou qui ne se terminent comme l'avaient imaginé leurs concepteuurs est considérable. L'une des raisons, la principale, peut-être, est l'extrême complexité de ces systèmes que plus personne ne maîtrise. Une autre difficulté vient de ce que la construction de solutions complexes demande du temps, beaucoup de temps, de sorte que lorsque la solution arrive enfin à maturité, elle est tout à la fois obsolète (la technologie a changé) et inadaptée (l'organisation a, elle aussi, évolué);
- la flexibilité des solutions informatiques favorise l'automatisation d'organisations qui ne sont pas performantes. Sous le prétexte que les outils informatiques peuvent se plier à beaucoup de choses, les clients leur demandent d'automatiser leurs pratiques existantes, ce qui a pour effet d'augmenter la complexité et de réduire les gains de productivité potentiels;
- le primat donné à la technologie dans le développement des nouvelles applications. Ce ne sont pas les besoins qui font les produits, mais les capacités, possibilités de la technologie qui amènent des ingénieurs à chercher des marchés pour les solutions qu'ils savent construire. Résultat : on promet des gains de productivité considérables sur des activités à peu près inexistantes (pour ne prendre que ces deux exemples, la PAO devait améliorer la productivité de l'édition d'entreprise sur des fonctions, comme la mise en page, que les secrétariats n'utilisaient pas. De la même manière, les logiciels de planification prétendaient améliorer la productivité d'une fonction que personne ne pratiquait);
- la nature des relations contractuelles. Les contrats signés entre fournisseurs de progiciels et clients sont rédigés de telle manière que les premiers ne sont en rien engagés dans la bonne fin de leur intervention, de sorte que les clients achètent bien souvent des produits qu'ils ne réussissent pas à mettre en oeuvre.
- plus récemment, la globalisation a amené un nouveau phénomène : où qu'ils soient conçus, les produits logiciels sont développés pour le premier marché mondial de l'informatique, c'est-à-dire le marché américain. Résultat, on automatise des fonctions qui n'ont aucun intérêt pour les utilisateurs européens et on laisse de coté des fonctions qui leur seraient utiles (il faut pour s'en rendre regarder dans le détail les progiciels qui nous sont proposés).
De temps à autre, des économistes nous assurent que le praradoxe de la productivité n'est plus qu'un souvenir, je n'en suis pas si sûr.
Avoir des opinions est l'un des éléments du bien-être, affirmait il y a une quinzaine d'années, l'économiste A.O.Hirshman. Les blogs sont une bonne manière d'afficher ses opinions mais aussi, et peut-être même surtout, de les construire. C'est ce qui m'a donné envie de tenir celui-ci
dimanche, juillet 25, 2004
mardi, juillet 20, 2004
35 heures : allonger la durée de travail ou réduire les salaires?
Doux, Bosch, Mercédés… Les attaques contre les 35 heures (ou la réduction du temps de travail) se multiplient et prennent chaque jour un tournant plus étrange. Ce n'est pas tant la réduction du temps de travail qui parait visée que les salaires. Dans tous les cas, les entreprises négocient et obtiennent (merci la CFDT!) une augmentaion du temps travail sans augmentations de salaires. Ce qui revient à une diminution brute des revenus. C'est bien la première fois depuis longtemps que les entreprises procèdent de la sorte. Tant qu'il y a vait de l'inflation, l'écart entre les augmentations de salaires et l'inflation leur permettait de freiner les hausses salariales. Les gains de productivité, la sous-traitance, l'externalisation ont, dans les années 80 et 90, joué le même rôle. Elles s'en prennent aujourd'hui, directement, aux salaires. Les poliiques qui les soutiennent parlent d'emplois (la réduction du temps de travail détruirait des emplois, disent-ils, sans que l'on sache bien d'où ils sortent un raisonnement que contredisent absolument toutes les études réalisées en France à propos des lois Aubry).
Cette politique est, d'une certaine manière, suicidaire. On sait depuis une éternité (au moins depuis Courcelle-Seneuil qui écrivait au milieu du 19ème siècle) que les réductions de salaires ont des effets économiques désastreux :
- elles réduisent l'incitation à travailler : les salariés n'en feront pas pas plus chez Bosch en 36 heures qu'en 35. L'augmentation du temps de travail sans compensation financière entraînera une chute de la productivité dans les entreprises qui la pratiqueront,
- elles réduisent la propension à consommer : elle inquiète les salariés qui préfèrent l'épargne à la consommation. La manière dont ces allongements du temps de travail sont organisées, avec ces menaces à la délocalisation, ne peuvent que contribuer à inquiéter les salariés. A qui la manière sont les choses se sont passées chez Bosch (menace de délocalisation si les salariés n'acceptent pas de passer de 35 à 36 heures, seuil fixé à 90% pour le vote…) pourrait-elle inspirer confiance?
Cette politique est, d'une certaine manière, suicidaire. On sait depuis une éternité (au moins depuis Courcelle-Seneuil qui écrivait au milieu du 19ème siècle) que les réductions de salaires ont des effets économiques désastreux :
- elles réduisent l'incitation à travailler : les salariés n'en feront pas pas plus chez Bosch en 36 heures qu'en 35. L'augmentation du temps de travail sans compensation financière entraînera une chute de la productivité dans les entreprises qui la pratiqueront,
- elles réduisent la propension à consommer : elle inquiète les salariés qui préfèrent l'épargne à la consommation. La manière dont ces allongements du temps de travail sont organisées, avec ces menaces à la délocalisation, ne peuvent que contribuer à inquiéter les salariés. A qui la manière sont les choses se sont passées chez Bosch (menace de délocalisation si les salariés n'acceptent pas de passer de 35 à 36 heures, seuil fixé à 90% pour le vote…) pourrait-elle inspirer confiance?
mercredi, juillet 14, 2004
La tentation américaine
Il y a un phénomène dont on parle peu dans la presse qui mériteraait qu'on s'y attarde : ce que j'appelerai la tentation américaine ou, si l'on préfère, le lent mouvement de transfert vers les Etats-Unis des centres de décision d'entreprises européennes ou françaises. Cela concerne surtout des entreprises internationales, basées à Paris, qui ont des filiales, desa ctivités aux Etats-Unis et qui progressivement importent des pratiques américaines, confient des responsabilités de plus en plus importantes à leurs équipes basées aux Etast-Unis, voire même se délocalisent complètement. On se souvient de Jean-Marie-Messier transformant une entreprise vendant de l'eau aux municipalités frnaçaises allant s'installer à New-York. Mais on pourrait citer bien d'autres cas. Parmil les plus récents, il y a Temposoft. Cette société informatique créée à Paris pour développer des logiciels de planification a déplacé il y a quelques mois son siège social à Chicago et s'est du même coup séparée de sa direction française. Temposoft est un cas exceptionnel, mais on pourrait citer ces entreprises dans lesquelles les directions générales se mettent à parler anglais pour ne pas gêner le responsable américain qui ne sait pas le français, ce qui crée cette situation absurde où l'on voit 19 directeurs français baragouiner un mauvais anglais devant un américain qui ne comprend pas un mot sur deux de ce qui lui est dit, mais qui aura retenu de la situation qu'il appartient à une espèce supérieure : si sa langue l'emporte sur les autres, ses méthodes, ses manières de faire et de voir le monde doivent également l'emporter. On voit également des entreprises (françaises et, bien sûr, européennes) transférer leur direction financière, leurs centres de recherche aux Etats-Unis. Et je ne parle pas de ces dirigeants qui, sous couvert de surveiller de plus près leurs filiales américaines s'installent carrément aux Etats-Unis.
Les arguments avancés par les rares observateurs à s'intéresser à ce phénomène (souvent, d'ailleurs, au Medef ou dans les milieux patronaux où on le mesure mieux) insistent sur les effets pervers des charges sociales (que l'on devrait apprendre à appeler des cotisaitons sociales) ou de l'impôt sur le capital. Ce ne sont certainement pas les seules ni même les meilleures raisons. J'en vois trois autres, plus pertinentes :
- la puissance du marché américain, infiniment plus important que n'importe lequel des marchés européens et, au moins en apparence, plus facile : on n'y parle qu'une langue, les effets frontières ont disparu. Témoignage de cettte puissance : des entreprises européennes comme SAP, autre spécialiste de l'informatique, créent d'abord des produits pour leurs consommateurs américains qu'ils adaptent ensuite à leurs clients dans le reste du monde. Ce faisant, ils se font les alliés, les fourriers d'une sorte d'impérialisme industriel (ce que l'on appelle globalisation n'est souvent que cela) qui ne peut que leur faire du tort;
- la richesse du marché du travail américain sur lequel on peut trouver facilement des collaborateurs de qualité,
- la puissance d'attraction des Etats-Unis et de la société américaine. S'il est difficile pour un directeur des ressources humaines d'envoyer au Japon ou en Allemagne un jeune collaborateur, il est beaucoup plus facile de l'envoyer aux Etats-Unis, pays qui malgré tous ses défauts et toutes les critiques qu'il suscite continue de fasciner.
Ces dévéloppement sont naturellement inquiétants : l'installation des centers de décision aux Etats-Unis est à terme synonyme de délocalisations, de dégradation de la qualité des produits (conçus aux normes américaines qui ne conviennent pas forcément aux consommateurs européens) de perte d'influence des consommateurs européens, de baisse de la valeur sur le marché du travail des européens (comment un italien peut-il faire concurrence à un anglophone de naissance dans une entreprise où l'anglais devient la langue officielle?).
L'Europe pourrait sans doute contribuer à lutter contre ce phénomène. C'est ce qu'elle fait lorsqu'elle favorise la création de sociétés européennes. Il faudrait aller plus vite dans cette direction.
Les arguments avancés par les rares observateurs à s'intéresser à ce phénomène (souvent, d'ailleurs, au Medef ou dans les milieux patronaux où on le mesure mieux) insistent sur les effets pervers des charges sociales (que l'on devrait apprendre à appeler des cotisaitons sociales) ou de l'impôt sur le capital. Ce ne sont certainement pas les seules ni même les meilleures raisons. J'en vois trois autres, plus pertinentes :
- la puissance du marché américain, infiniment plus important que n'importe lequel des marchés européens et, au moins en apparence, plus facile : on n'y parle qu'une langue, les effets frontières ont disparu. Témoignage de cettte puissance : des entreprises européennes comme SAP, autre spécialiste de l'informatique, créent d'abord des produits pour leurs consommateurs américains qu'ils adaptent ensuite à leurs clients dans le reste du monde. Ce faisant, ils se font les alliés, les fourriers d'une sorte d'impérialisme industriel (ce que l'on appelle globalisation n'est souvent que cela) qui ne peut que leur faire du tort;
- la richesse du marché du travail américain sur lequel on peut trouver facilement des collaborateurs de qualité,
- la puissance d'attraction des Etats-Unis et de la société américaine. S'il est difficile pour un directeur des ressources humaines d'envoyer au Japon ou en Allemagne un jeune collaborateur, il est beaucoup plus facile de l'envoyer aux Etats-Unis, pays qui malgré tous ses défauts et toutes les critiques qu'il suscite continue de fasciner.
Ces dévéloppement sont naturellement inquiétants : l'installation des centers de décision aux Etats-Unis est à terme synonyme de délocalisations, de dégradation de la qualité des produits (conçus aux normes américaines qui ne conviennent pas forcément aux consommateurs européens) de perte d'influence des consommateurs européens, de baisse de la valeur sur le marché du travail des européens (comment un italien peut-il faire concurrence à un anglophone de naissance dans une entreprise où l'anglais devient la langue officielle?).
L'Europe pourrait sans doute contribuer à lutter contre ce phénomène. C'est ce qu'elle fait lorsqu'elle favorise la création de sociétés européennes. Il faudrait aller plus vite dans cette direction.
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