Si l’on veut voir des images pornographiques, c’est au musée qu’il faut aller. Au musée d’Orsay où l’on peut voir une très intéressant exposition sur les photos d’atelier qui nous donne l’occasion de voir une série d’images de femmes attachées de Jean-François Jeandel que l’on voit d’habitude plutôt dans des revues spécialisées ou au Jeu de Paume qui expose actuellement les œuvres de Jean-Luc Moulène dont une salle pleine d’images directement inspirées de la pornographie.
Ces images ne sont pas tout à fait de même nature. Celles de Jeandel, des petits formats, sont destinées à une consommation privée, elles relèvent de l’art pour amateur éclairé et s’inscrivent dans toute une tradition d’œuvres destinées à être diffusées sous le manteau auprès d’un public averti dont le plus bel exemple est certainement l’Origine du monde, le chef-d’oeuvre de Courbet qui fut caché par son premier propriétaire, le diplomate turco-égyptien Khalil-Bey, dans sa collection privée puis, plus tard, par un panneau-masque peint par André Masson, mais que l’on peut voir aujourd’hui à Orsay sans le moindre cache.
Les œuvres de Jeandel sortent aujourd’hui de l’anonymat, mais lentement, un peu par la bande. Elles sont montrées dans des expositions consacrées à Sade, à Masoch ou à l’érotisme qui attirent un public d’amateurs et de curieux. Celles de Moulène sont explicitement destinées au musée, on peut même penser que la série montrée au Jeu de Paume a été spécialement conçue et réalisée pour cette exposition. Quoique destinées à être montrées à un large public, pas spécialement éclairé, ces œuvres sont plus violentes, plus choquantes que celles de Jeandel. Du reste, alors que les conservateurs d’Orsay ne prennent aucune précaution, ceux du Jeu de Paume indiquent à plusieurs reprises que les œuvres présentées peuvent heurter la « sensibilité des jeunes spectateurs. »
Plus que d’une évolution de nos sensibilités aux images pornographiques (qui n’est probablement pas tellement différente de ce qu’elle pouvait être dans les années 20) cette réserve me paraît signaler une évolution dans le jeu subtil qu’entretiennent depuis longtemps jugements esthétique et moral. Il y a souvent eu des tensions entre l’un et l’autre, le premier tendant à faciliter, à justifier, à rendre acceptable des violations des règles que le second invite à condamner. Or, dans la situation actuelle, on a l’impression que les rôles ont changé: Le jugement moral ne tente plus de gommer le jugement esthétique, il semble, au contraire, le susciter, voire le réhabiliter. Le jugement moral (on devrait plutôt dire la précaution morale) assigne une valeur esthétique au tableau, il nous dit : cette image, qui devrait être cachée, que l’on cache d’habitude au fond d’une bibliothèque, est montrée, affichée parce qu’elle est de l’art. Le panneau qui nous met en garde et nous demande d’éloigner les enfants (ou, plutôt, de prendre nos responsabilités de parents) nous invite à suspendre notre jugement moral : nous ne sommes pas ici, dit-il en substance, dans un lieu dans lequel la morale ordinaire a cours. Mais en même temps qu’il invite à suspendre ce jugement, il le rappelle : si elles n’étaient pas dans un musée, ces images seraient sans doute jugées pornographiques. Il nous invite à nous poser des questions que les amateurs ne se posent plus beaucoup dans les musées : est-ce de l’art ? en quoi est-ce de l’art ? en quoi ces images de Moulène sont-elles plus de l’art que celles que publient les sites pornographiques. Les réponses que l’on peut y apporter sont, d’ailleurs, assez troublantes. Ces images relèvent de l'art parce qu'elles ne sont pas "soignées", parce qu'elles révèlent ce que les images pornographiques cachent en général : le poids du réel, la présence des corps. La pornographie fabrique des fantasmes, Moulène fabrique du réel. C’est en ce sens que ses images sont plus fortes que celles de Jeandel dont les images léchées n'étaient pas destinées au musée.
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