Je me suis souvent interrogé sur le succès croissant de l’anglais dans le monde du travail. Pourquoi le comité de direction d’une entreprise française (allemande, italienne…) qui regroupe 19 Français (Allemands, Italiens…) et un Américain se mettrait-il à parler anglais alors que chacun le sait bien, les Français (mais cela vaut également pour les Italiens, les Espagnols, les Allemands et, plus encore, pour les Japonais) parlent un mauvais anglais. Parleraient-ils même correctement (ce qui arrive parfois), leur anglais est forcément moins riche, nuancé et précis que leur langue maternelle. Ils se mettent volontairement en situation d’infériorité. Ce qui paraît absurde. Sauf à imaginer qu’en fait la méconnaissance de la langue dans laquelle on parle n’a aucune importance, que le monde du travail s’accommode très bien de l’imprécision, des conversations que l’on comprend à moitié, des concepts flous et des raisonnements boiteux. C’est évidemment une hypothèse lourde : on croyait les entrepreneurs gens rationnels, intelligents et soucieux de performances, ils seraient en fait négligents, adeptes du laisser-faire intellectuel et de l’à peu près… Mais peut-être n’est-elle pas complètement absurde.
L’utilisation des statistiques et des formules Excel dans les entreprises aurait déjà dû attirer notre attention. On fait à peu près n’importe quoi avec sans que personne ne s’en offusque vraiment. On compare, chaque jour, la croissance des ventes d’un produit qui part de rien et qui va très vite de zéro à 100 et celle d’un produit ancien qui va lentement de 10 000 à 11 000. On se félicite de la première et l’on se désole de la seconde… Alors que ce devrait être le contraire. On compare sur les mêmes tableaux des progressions de chiffres d’affaires en dollars et en euros, ce qui est trompeur lorsque les monnaient jouent au yo yo (lorsque le dollar baisse rapidement, une augmentation du chiffre d’affaires en dollar peut masquer une baisse des ventes en unités…). Mais ce sont les travaux de Bill Starbuck et John Mezias, deux psychologues qui enseignent respectivement à New-York et Miami, qui mettent en évidence l’importance d’un phénomène méconnu. Ces deux auteurs montrent que ces erreurs sont bien plus courantes qu’on ne le pense d’ordinaire.
Dans un article que l’on peut trouver sur internet (The Mirrors in Our Funhouse: The Distortions in Managers' Perceptions) ils analysent ce qu’ils appellent les erreurs de perception des managers qui ressemblent un peu à ces erreurs de perception visuelle ou cognitive. Ils ont notamment identifié :
- la tendance à exagérer la fréquence d’événements dont la presse parle abondamment (dans un domaine qui n’est pas celui des affaires, on peut penser à l’insécurité ou à la pédophilie),
- la tendance à exagérer sa contribution aux résultats de l’entreprise et, simultanément,à dévaloriser celle d’autrui,
- la tendance à attribuer les succès de l’entreprise aux qualités de son management et ses échecs à un environnement défavorable,
- la confiance aveugle accordée aux informations fournies par des systèmes automatiques (informatique…)
- la tendance à retenir les informations positives et à mettre de coté les informations négatives
Dans une étude qu’ils ont réalisée auprès de cadres moyens et de patrons de PME, ils ont montré que 35% des personnes interrogées se trompaient d’au moins 50% sur le chiffre d’affaires de leur entreprise (ou dans les grandes entreprises de leur département) et 24% se trompaient de plus de 200%. Les erreurs sont aussi fréquentes chez les cadres travaillant dans des services commerciaux, a priori plus intéressés par le chiffre d’affaires, que chez ceux travaillant dans des services plus techniques.
Ils montrent dans la même étude que les cadres sont peu sensibles aux changements de leur environnement ce qui peut expliquer que tant d’entreprises se laissent doubler, sur leur propre marché par de nouveaux entrants avec des technologies plus performantes.
Une autre étude, réalisée par ces mêmes auteurs, montre que deux ans après le lancement d’un programme qualité massif dans une grande entreprise (dont ils ne donnent pas le nom, mais qu’ils disent prestigieuse et réputée pour la qualité de ses politiques de formation), la plupart des managers étaient incapables de donner des informations exactes sur le niveau de qualité dans leur propre service.
Le sujet est suffisamment riche pour avoir fait l’objet en 2002 d’une conférence qui a réuni en Grande-Bretagne plusieurs spécialistes, psychologues et spécialistes du management. On n’y a pas abordé les questions linguistiques, mais on aurait du. L’utilisation de plus en plus courante de l’anglais dans le monde du travail par des gens dont ce n’est ni la langue maternelle ni la langue de travail quotidienne va contribuer à augmenter ces erreurs de perception, ces à peu-près conceptuels et ces imprécisions.
De deux choses l’une :
- ou cela va rendre les entreprises concernées plus fragiles, moins compétitives et l’on verra l’emploi continuer de décroître dans nos pays,
- ou les entreprises peuvent parfaitement s’accommoder d’un management myope qui vit dans une sorte épaisse brume conceptuelle.
Le plus simple serait, bien sûr, d’imaginer d’autres politiques linguistiques, de développer des systèmes de traduction, d’aide aux échanges entre locuteurs de langues différentes et d’enseignement plus efficace des langues étrangères. On y gagnerait de tous points de vue : celui de la protection de nos cultures nationales, de l’efficacité du management (19 Français et 1 Américain qui parlent ensemble français communiquent certainement mieux ensemble que les 20 mêmes parlant anglais), mais aussi du point de vue de l’emploi. Plusieurs dizaines de milliers de postes ne sont pas pourvus dans des entreprises allemandes travaillant en France parce qu’on ne trouve pas de salariés sachant l’allemand !
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