Autant la stratégie de conquête du pouvoir de Nicolas Sarkozy parait classique et ne pose pas de problème d'interprétation, autant celle retenue par Ségolène Royal peut donner lieu à des analyses divergentes.
Le ministre de l'intérieur a appliqué, avec brio, la figure classique du politique qui conquiert un parti pour le mettre au service de ses ambitions, figure qu'ont réussie avant lui François Mitterrand et Jacques Chirac et ratée Michel Rocard et Laurent Fabius.
Ségolène Royal a choisi une voie que l'on peut interpréter de plusieurs manières :
- on peut y voir la tentative de mettre l'opinion qui lui est favorable au service de sa conquête du parti. D'où le choix de thèmes (école, sécurité…) qui intéressent l'opinion. C'est l'interprétation qu'en font le plus souvent ses adversaires au sein du PS. Michel Rocard avait, de la même manière, tenté de jouer de son image dans l'opinion de gauche contre François Mitterand ;
- on peut également y voir l'émergence d'une nouvelle manière de faire de la politique qui s'appuie beaucoup plus sur les délibérations des citoyens que sur les débats des militants.
Cette seconde hypothèse est, naturellement, plus intéressante. Si elle se confirmait, Ségolène Royal s'inscrirait assez clairement dans les logiques délibératives développées par Habermas.
Dans son cas, les délibérations sont construites, de manière classique, dans des réunions publiques mais aussi et surtout sur internet. Elles servent de fond pour le livre qu'elle écrit. On verra bien si elle le nourrit effectivement de ces débats et comment. Mais si elle s'inspirait effectivement de ces débats pour construire sa politique et son projet (disons, plutôt, pour "éclairer" le projet socialiste puisque le candidat soutenu par le parti devra s'y référer), ce serait un changement profond de la manière de faire de la politique.
Cela modifierait, d'abord, le choix des thèmes : les politiques, de gauche comme de droite, développent régulièrement les mêmes "grands sujets" (le chômage, l'immigration, la sécurité, le pouvoir d'achat…) qui font leur fond de commerce et pour lesquels ils ont développé des argumentaires depuis longtemps rôdés. Les débats entre citoyens traitent souvent d'autres sujets et de manière différente, souvent plus pragmatique. Les débats sur la carte scolaire est une bonne illustration de ce changement de point de vue. On ne parle plus de l'école en général, on ne se bat plus sur ses budgets, on traite d'un problème concret que tous les parents connaissent. Problème sur lequel, d'ailleurs, les positions peuvent varier au sein de la même famille politique. Le débat sur la sécurité est une autre illustration. Ségolène Royal propose une solution concrète (les fameux militaires) qui élimine toutes les discussions sur le laxisme de la gauche en matière de sécurité et conduit les échanges sur le terrain très concret de la "rééducation" des jeunes délinquants.
Cela modifierait, ensuite, le partage des tâches entre les différents acteurs :
- Dans le système des partis traditionnels, des experts élaborent des projets que des politiques évaluent (c'est vendable, cela peut nous amener telle catégorie de la population…) et adaptent à la vulgate de leur parti, seul moyen de les imposer aux militants. La dépolitisation que l'on déplore vient pour beaucoup de cette manière de faire de la politique qui fait des citoyens des "clients" à convaincre de la justesse des idées de tel ou tel.
- Dans les débats, experts et militants sont évacués ou, plutôt, ramenés au rôle de citoyen qui a son opinion et son mot à dire. Les choix ne se font plus entre experts et politiques, mais entre des citoyens qui ne sont plus des "clients" mais des acteurs qui pensent et des politiques auquel il revient d'arbitrer entre des positions contradictoires et de choisir une solution.
Plusieurs à gauche ont critiqué cette montée en puissance des citoyens. Il faut lire les débats sur le site de Ségolène Royal pour voir qu'ils ont tort. Non seulement ces débats sont extrêmement riches, mais ils montrent que l'opinion est beaucoup plus ouverte, sensible, subtile que ne le font croire débats politiques et sondages. Elle s'approprie les sujets, réfléchit et pense. Pas besoin d'être expert d'un grand parti pour avoir une opinion éclairée sur le fonctionnement de l'école quand on participe, comme parent d'élève, au conseil d'administration d'une école. C'est cette pensée collective que ces débats suscitent.
On verra ce que donne l'expérience de Ségolène Royal, si elle tire toutes les conséquences de son projet initial, mais son expérience annonce une nouvelle manière de faire de la politique, d'organiser les rapports entre des citoyens qui débattent et des politiques qui élaborent (ou plutôt infléchissent) leur programme en fonction de ce qui se dit dans ces débats.
Ces espaces où l'on débat, ces agoras, ne sont pas sans poser de problèmes : on ne sait pas très bien qui y participe. Les participants sont nombreux (7000 contributions sur Désir d'avenir en septembre), intéressés par la politique, mais sont-ils militants? sympathisants? hésitants? électeurs (il est probable qu'un certain nombre de participants de ces forums ne sont pas inscrits sur les listes électorales, est-ce que cela leur interdit de participer au débat?). Si les manipulations sont peu probables (elles se voient vite), on ne peut exclure des mécanismes d'auto-sélection : ne viennent sur ces sites qu'une catégorie de la population (utilisateurs d'internet, habitués de l'expression écrite…), ce qui peut biaiser la réflexion. On ne peut non plus exclure que la candidate n'utilise ces débats que comme un outil de communication, comme une sorte de test en grandeur nature des formules, expressions, argumentaires… Les politiques délibératives d'Habermas ne sont pas, elles non plus, à l'abri de dérives, mais du moins rendent-elles aux citoyens la parole et comme le dit la phrase en exergue de ce blog : "avoir des opinions est un des éléments du bien-être".
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