Depuis que François Fillon a fait ses déclarations au Parisien, on ne parle plus que des régimes spéciaux. Nouveau sujet pour la campagne électorale? On verra bien. Les arguments utilisés par ceux qui veulent réformer ces régimes méritent qu'on s'y attarde un instant. Ils sont deux types :
- économiques : ces régimes sont en faillite, la collectivité doit les renflouer,
- moraux : il n'est pas normal ("normal" voulant ici dire "juste") que les salariés des entreprises publiques bénéficient d'un régime plus avantageux que les autres.
Je me limiterai à cette dimension morale. La thèse défendue est, qu'au fond, si l'on veut être équitable, et il faut l'être, tout le monde doit être traité de la même manière (les règles de calcul de la pension doivent être les mêmes pour tous). Cet argument moral joue un rôle déterminant puisque c'est celui qui va permettre aux partisans de la réforme de convaincre des citoyens, qui n'ont pas de lumière sur la dimension économique du problème, de sa justesse.
Or, il ne va pas de soi. On peut poser au moins deux questions :
- Pourquoi faudrait-il, d'abord, que les pensions soient calculées de la même manière pour tout le monde?
- Et si on applique ce principe d'équité aux pensions, pourquoi ne pas l'appliquer à d'autres éléments du contrat de travail, aux rémunérations, à ce que les américains appellent les "benefits", disons les avantages sociaux. Est-il équitable que les cadres aient des mutuelles plus avantageuses que les employés et ouvriers?
La question centrale est celle du statut de la retraite. De quoi s'agit-il? D'une rémunération que la société accorde aux travailleurs âgés? ou d'une composante du contrat de travail? Dit autrement : est-ce une assistance ou du salaire différé?
Si la retraite relevait de l'assistance, son montant ne serait pas indexé sur les rémunérations pendant la vie professionnelle. Si elle est un salaire différé, son calcul est un élément du deal que le salarié qui entre dans une entreprise passe avec son employeur, c'est une composante du contrat de travail (implicite dans les entreprises publiques puisque le statut remplace en pratique le contrat) qu'il signe lors de son embauche.
On trouve dans ce deal d'autres éléments, comme la sécurité dans l'emploi, le salaire ou les conditions de travail. En échange de la sécurité de l'emploi et d'une retraite plus précoce et meilleure, le salarié accepte un certain nombre d'inconvénients : salaires qui peuvent être plus faibles que dans le privé, conditions de travail difficiles, acquisition de compétences qui n'ont pas de valeur marchande en dehors de l'entreprise qui les emploie (que peut faire un conducteur de TGV qui quitte la SNCF de ses compétences?).
On peut juger ce deal déséquilibré (et sans doute l'est-il dans certaines entreprises) mais c'est un contrat que les salariés ont passé avec l'entreprise. Ce contrat est intervenu dans un grand nombre de leurs décisions, il les a guidés tout au long de leur vie. S'ils ont choisi de rester dans l'entreprise quand ils auraient pu poursuivre leur carrière ailleurs, s'ils ont accepté des promotions lentes quand ils auraient pu espérer mieux, c'était pour conserver ces avantages. Les entreprises publiques ne peuvent revenir unilatéralement sur ce contrat sans manquer à leur parole. Ce qui veut dire que les salariés de ces entreprises auront de bonnes raisons de se sentir floués si leur régime de retraite est modifié par une décision du gouvernement. Et c'est justement parce qu'ils auront le sentiment d'être victime d'une injustice qu'il y a de bonnes chances qu'ils résistent à toute tentative de le réformer.
Le dilemme moral est donc plus compliqué que ne veulent bien le dire les partisans d'une réforme de ces régimes spéciaux. Est-ce que cela veut dire que l'on ne peut rien faire? Pas forcément. S'il n'est pas moral de modifier unilatéralement un contrat, rien n'interdit de le renégocier et de demander aux salariés des entreprises publiques de contribuer complètement au financement de leurs pensions.
Il n'y a de problème que parce que les régimes spéciaux en grande difficulté sont financés par le régime général. Il n'y a, effectivement, pas de motif que les salariés du privé paient pour ceux des entreprises publiques, sauf à penser que ce paiement est une subvention déguisée qui permet à ces entreprises de nous offrir leurs services à des prix avantageux. C'est probablement la réalité, mais on voit bien ce que ce tour de passe passe peut avoir de contestable : pourquoi les habitants de Perpignan contribueraient-ils au financement des transports en commun dans la région parisienne?
Si l'on sen tient à la dimension morale, la solution serait donc de se tourner vers les entreprises et leurs salariés et de leur dire : il est injuste de faire payer à la collectivité vos déficits. Si aujourd'hui vos régimes sont en difficulté, c'est du fait des décisions que vous avez prises. Trouvez chez vous les moyens de financer ces pensions. Nous vous aiderons à passer le cap, mais nous ne pouvons plus accepter cette injustice.
Une solution de ce type amènerait les entreprises à renégocier avec leurs salariés les conditions de leur contrat en tenant compte de leurs situations particulières. L'alignement sur les conditions du régime général pourrait être l'une des solutions retenues, mais d'autres pistes pourraient être explorées, comme l'augmentation des cotisations (particulièrement faibles dans ces entreprises), l'allongement des durées d'activité…
Conclusion : si l'on s'en tient à un raisonnement de type moral, la solution passe par la responsabilisation des entreprises et la renégociation en leur sein de leurs contrats de travail. Propriétaire et financier de ces entreprises, l'Etat serait en droit de leur donner des échéances et des objectifs, d'exercer une pression forte pour obtenir des résultats, mais rien ne justifie qu'il passe en force.
1 commentaire:
Argumentaire intéressant et bien developpé.
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