Si le recul du Front National a été l’une des bonnes surprises des dernières élections présidentielles, il n’a pas été uniforme. Il a mieux résisté dans certaines régions que dans d’autres, il a surtout, et de façon peut-être plus imprévue, mieux résisté dans les zones rurales que dans les zones urbaines. On observe, en effet, dans de nombreux départements l’émergence d’une espèce de partition, avec des villes modérées, voire à gauche et des campagnes qui votent à droite, voire très à droite. Ce phénomène est sensible dans des départements plutôt ruraux comme l’Yonne ou les Deux-Sèvres. Le premier a donné une belle majorité à Nicolas Sarkozy, le second à Ségolène Royal, mais on retrouve dans les deux le même effet : plus on s’éloigne des villes, plus le vote Front National augmente. Le cas de Thouars, petite ville du Nord des Deux-Sèvres est caractéristiques : Le Pen y a obtenu autour de 5% des voix. Dans les communes dans un rayon de 4 à 6 kilomètres, il dépasse fréquemment les 6%. Dans celles qui sont dans un rayon de 6 à 10 km, il a obtenu de 5 à un peu plus de 9% des voix. Auxerre, dans l’Yonne n’a donné que 9,36% de ses voix au candidat de l’extrême-droite. Les communes installées dans un rayon de 6 à 10 kilomètres autour, lui ont donné de 12 à 22% de leurs voix. Même chose à Niort, à Chatelleraut et dans bien d’autres villes.
Ce phénomène invite à relativiser les explications traditionnelles du vote Front National : insécurité et immigration. Dans ces départements, les meilleurs scores de Jean-Marie Le Pen ont été faits dans des communes qui n’ont aucun problème de sécurité et qui n’accueillent que très peu voire, le plus souvent, pas du tout d’immigrés. Si l’on a pu en 2002 invoquer le traitement de l’insécurité par les médias pour expliquer le succès du candidat d’extrême-droite, cela parait cette fois-ci beaucoup plus difficile. Il convient donc de chercher d’autres explications d’un phénomène qui s’est traduit au second tour par des scores très forts en faveur de Nicolas Sarkozyy.
La désespérance sociale, le sentiment de déclin que l’on évoque parfois pour expliquer ce vote éclaire sa répartition géographique, sa concentration dans le Nord-Ouest dans le Sud-Est : les cartes du cote Front National et du RMI sont voisines. Mais cette proximité n’explique ce phénomène d’opposition entre campagnes et villes qui parait, d’ailleurs, insensible au dynamisme démographique : on observe ce même effet d’opposition entre la ville et les campagnes dans les cantons qui se dépeuplent (comme ceux de Parthenay et Thouars) et dans ceux dont la population augmente (comme celui de Chatellerault).

L’explication de ce vote par le transfert de voix ouvrières, qui votaient hier communistes, laisse également à désirer. Ces communes rurales n’ont jamais voté à l’extrême gauche. Elles ne sont pas non plus menacées par la concurrence internationale et la globalisation, deux thèmes que le Front National a fortement développés dans sa campagne et qui expliquent sans doute en partie ses succès dans les régions ouvrières les plus frappées par le chômage. Seul parti à proposer un projet ouvertement et totalement protectionniste, il a pu séduire des salariés qui ont perdu ou craignent de perdre leur emploi du fait de la globalisation, de la concurrence de la Chine, le protectionnisme peut passer pour la seule solution. Mais ce n’est évidemment pas le cas dans les zones rurales.
L’opposition des villes et des campagnes n’est pas nouvelle. Dans certains départements, comme dans les Deux-Sèvres, les villes républicaines sont depuis longtemps opposées aux campagnes catholiques et conservatrices. Mais il semble que cette fois-ci le phénomène obéisse à une autre logique qu’il faut chercher dans ce qui distingue, au delà des choix idéologiques et religieux, la vie en ville de la vie dans les petites communes de campagne dans ces départements ruraux.
Les écarts entre la ville et la campagne se sont beaucoup réduits ces dernières années - le confort des logements est à peu près identiques, les revenus sont voisins -, mais ils n’ont pas complètement disparu. La populations est plutôt plus jeune dans les zones urbaines que dans les zones rurales et l’on sait que Nicolas Sarkozy a fait ses meilleurs scores chez les plus de 65 ans. Mais, les différences subsistent. L’accès aux services publics y est infiniment plus complexe et coûteux, il faut se déplacer, pendre du temps pour des démarches administratives toujours plus simples dans les gandes villes. Le contrôle social y est, surtout, plus serré. Dans les villes, mêmes petites, on échappe pour partie au moins au regard d’autrui. On connaît ses voisins de vue, mais guère plus. C’est tout le contraire dans les petites communes où chacun vit sous le regard des autres, où chacun sait à peu près tout des comportements, de la vie, des ressources et revenus de ses concitoyens.
Ce contrôle social resserré explique les comportements différents face à l’abstention, d’autant plus faible que la commune est plus petite. Ainsi dans les Deux-Sèvres, elle a dépassé les 15% dans les villes, Niort, Parthenay, Thouars, alors qu’elle a été sur l’ensemble du département inférieure à 14% et qu’elle est descendue à moins de 5% dans les communes les plus petites, celles de moins de 200 inscrits. Cette faible abstention est probablement liée au contrôle sociale. S’abstenir d’aller voter peut se faire dans la discrétion dans une ville, même de taille moyenne, c’est à peu près impossible dans une petite commune où tout le monde se connaît et où le dépouillement des urnes réunit beaucoup de monde. Chacun sait vite qui s’est abstenu. Une opinion qui devrait restait de l’ordre privé devient publique.
Ce contrôle social peut il aider à comprendre le vote plus à droite des petites communes? Les électeurs se prononcent en fonction de nombreux critères : leurs traditions familiales, leurs valeurs (pratique religieuse…), leur intérêt (si l’on a intention d’acheter un logement on peut être intéressé par un candidat qui propose de défiscaliser l’intérêt des emprunts sur l’immobilier), ses décisions antérieures (on peut continuer de voter pour un candidat ou un parti dont non ne partage plus toutes les idées pour ne pas se déjuger), la personnalité des candidats, la qualité de leur campagne… mais on se décide aussi en fonction de ce que l’on sait de la société dans laquelle on vit, de ce que l’on observe, de la manière dont on évalue au quotidien les mesures prises par les responsables politiques lorsqu’ils sont aux affaires.
C’est sur ce dernier point qu’un contrôle social plus resserré peut jouer un rôle. En donnant des informations très détaillées sur les comportements de ses voisins, il peut contribuer à se faire une opinion sur l’action de l’Etat, notamment dans sa dimension sociale.
Prenons le RMI. Le nombre de ses allocataires a beaucoup augmenté ces dernières années. On est passé d’un peu plus d’un million de bénéficiaires en 1998 à 1 255 000 en 2006. Cette croissance est liée à l’ancienneté croissante dans le dispositif de beaucoup d’allocataires, à la modification du régime de l’allocation chômage qui a fait verser dans le RMI des chômeurs en fin de droit et, enfin, au chômage massif des jeunes qui contribue au rajeunissement de cette population : dans une région comme le Poitou-Charente, près de la moitié des allocataires ont entre 25 et 34 ans.
La plupart des RMIstes sont dans les villes, mais une minorité importante vit dans des zones rurales, le plus souvent dans des communes relativement éloignées des centre-villes, les communes les plus proches étant en général habitées par des jeunes couples qui ont investi dans un logement proche de la ville qui donne du travail. En Poitou-Charente, les allocataires sont surtout concentrés dans les grandes villes où plus de la moitié vivent, mais 17% étaient en 2000 installés dans des communes rurales isolées. Un phénomène que l’on retrouve dans plusieurs autres régions, en Auvergne, par exemple, où 27% des allocataires vivent dans des communes rurales1.
Très proches de leurs voisins, mieux informés de leurs comportements et de leurs éventuelles tricheries (travail non déclaré), de leurs hésitations à s’engager sur le marché du travail (refus de travailler au noir pour un entrepreneur local…), les électeurs des zones rurales sont plus enclins à utiliser ces “connaissances de terrain” pour juger du dispositif que des citadins . Les informations ainsi collectées, nourries de ce qu’ils savent par ailleurs de ces allocataires, de leurs antécédents, de leurs comportements quotidiens, de leur vie familiale… peut transformer leur jugement. Là où des citadins qui ne connaissent, ou que de très loin des des RMIstes peuvent avoir une appréciation politique ou économique du dispositif, les habitants des zones rurales peuvent en avoir une approche plus psychologique. Là où les premiers seront tentés de chercher la raison des difficultés des bénéficiaires de ces allocations dans l’environnement économique et social, les seconds chercheront plutôt des raisons du coté de leur personnalité, de leur manque de volonté ou d’ardeur au travail. La première interprétation tend à gommer les dérives des dispositifs, à les rejeter à la marge, la seconde les exagère, donnant ainsi raison à ceux qui les contestent et affichent avec le plus de force leur volonté de changer le système.
Lorsqu’il assure dire tout haut ce que les Français disent tout bas, Jean-Marie Le Pen ne fait rien d’autre que d’en appeler à ces jugements de terrain, au bon sens des Français contre l’irréalisme, “l’utopisme” dit-on parfois, des dirigeants.
Ce qui est vrai du RMI l’est également de tous les autres dispositifs d’aide sociale. Nombreux dans ces zones rurales, les bénéficiaires du RMI pourraient, pour partie au moins, corriger ce biais en faveur des partis qui proposent de les réviser radicalement. Les économistes ont depuis longtemps développé des modèles du vote dans lequel les électeurs se déterminent en fonction des programmes des candidats. Ils voteraient, si on les croit, pour ceux qui promettent de servir au mieux leur intérêt. Les partis politiques ont bien intégré cette logique lorsqu’ils ciblent leurs propositions pour telle ou telle catégorie de la population.
Ce raisonnement peut aider à comprendre le succès des partis de droite qui proposent des allégements fiscaux dans les quartiers bourgeois et ceux du Front National dans les régions économiquement sinistrées. Les électeurs dont l’emploi est menacé par la concurrence internationale portent naturellement leurs voix vers le parti qui affichent le plus ouvertement son protectionnisme, annonce qu’il fermera les frontières et protégera les emplois nationaux.
La même logique voudrait que les plus défavorisés votent pour ceux qui leur promettent le plus d’aide et d’assistance et qui ont prouvé par le passé leur capacité à leur apporter effectivement cette couverture sociale. On attendrait donc des bénéficiaires du RMI, ou ceux dont la situation est si délicate qu’ils peuvent qu’ils ne peuvent exclure d’y faire un jour appel, qu’ils votent massivement à gauche. Mais rien ne dit que ce soit le cas.
Si l’on conserve l’hypothèse que ces électeurs agissent de manière rationnelle, qu’ils sont attachés à leur intérêt, peut-être faut-il chercher la raison de leur comportement paradoxal dans le RMI lui-même. S’ils sont aussi rationnels que l’imaginent les économistes, ces électeurs font, avant de se décider pour l’une ou l’autre partie, un raisonnement de type coût-bénéfice. Du coté des bénéfices, il y a ce revenu qui évite de tomber dans la grande misère. Mais de l’autre, il n’y a… rien! Ce revenu est attribué sans obligation de retour. Le bénéficiaire n’est soumis à aucune contrainte. On ne lui demande pas de donner en échange un quelconque travail, de suivre une formation, de faire un quelconque effort. Parce que son volet intégration n’a jamais été développé, le RMI est devenu un don à des gens dont on n’attend rien en échange, qui, plus grave peut-être encore, n’ont aucun moyen de rendre ce qui leur est donné.
Et c’est peut-être là que se situe la difficulté. Dans un texte tout à fait passionnant Jacques Godbout montre comment un don sans retour peut devenir problématiques pour celui qui les reçoit. Comme il ne rend pas le don qu’il a reçu personne ne le remercie. À recevoir sans jamais rendre on perd toute identité. Et ceci même lorsque le donneur est plein de bonnes intentions. “Une des grandes figures de la colonisation du Canada par la France fut Marie de l’Incarnation. Elle vient sauver les sauvages (…), elle vient donner sans compter, certes, mais sans imaginer une seconde qu’elle puisse recevoir quelque chose d’eux, sauf le salut éternel dont ils peuvent être les instruments. Les jeunes Amérindiennes dont elle s’occupe sont littéralement dépouillées de leur identité pour accueillir celle du donneur.” Comme l’écrit une sociologue, on a là un exemple de “mysticisme qui tue… les autres.” Bien loin d’être reconnaissants, les bénéficiaires du RMI seraient ingrats pour mieux se défendre et de se protéger de ces donateurs qui leur volent leur identité. Ils se comporteraient comme ces colonisés qui refusent de voir des bienfaiteurs dans les missionnaires qui pensent, en toute bonne foi, venir les aider à lutter contre la misère.
Ces analyses reviennent à dire que les allocataires du RMI et leur entourage le plus immédiat peuvent, sans jamais cesser de se comporter de manière rationnelle, voter pour un candidat qui, s’il arrivait aux affaires, supprimerait leur principale source de revenus. Paradoxe? Sans doute. Mais ce ne serait pas la première fois que l’on verrait des agents rationnels prendre de leur plein gré des mesures qui vont à l’encontre de leur intérêt immédiat.
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