On dit que le dernier livre d'Alain Badiou est un succès de librairie (voir cet article du Monde). Il est vrai qu'il a tout pour plaire, un petit format (pas plus de 150 pages dans un petit format), un titre épatant (De quoi Sarkozy est-il le nom?) et un auteur qui, s'il n'est pas très connu, n'est pas non plus complètement inconnu des milieux intellectuels qui se souviennent, pour les plus âgés (je veux dire pour ceux qui flirtaient à la fin des années 60 avec l'extrême-gauche) qu'il était de ces épistémologues maoïstes, philosophes amateurs de mathématiques, qui intriguaient un peu tout le monde. Et pourtant, j'imagine que nombre de ses lecteurs attirés par son titre ont été surpris de lire, dés les premières pages, dés les premières lignes, des déclarations anti-parlementaires qui tranchent avec le consensus générale sur les vertus de la démocratie représentative.
Il n'y a pas que cela dans ce livre, il y a aussi le développement d'une thèse sur le pétainisme de Nicolas Sarkozy, thèse qu'ont retenue les quelques journalistes qui ont parlé de ce livre, et qui vaut mieux que ce que la formule peut avoir de provocant. Badiou explique clairement que Sarkozy n'est pas Pétain, mais qu'il relève de cette même tradition (ce n'est pas ainsi qu'il s'exprime puisqu'il parle de pétainisme transcendental) qui a commencé avec le retour, sous la Restauration, des immigrés dans les fourgons de l'ennemi, qui s'est poursuivie, sous la Commune, avec la reconquête du pouvoir par la bourgeoisie à l'ombre des armées ennemies, puis, en 1940, avec l'installation d'un Etat français à la botte de l'occupant allemand. Sarkozy s'inscrit, nous explique Badiou, dans cette tradition par son programme réactionnaire, sa volonté, propre à ses prédécesseurs, d'en finir avec la dernière révolution populaire (voir son discours hallucinant sur 1968) et par ses références permanentes à l'étranger, toujours présenté comme sachant mieux que nous faire ce qu'il faut. Tout cela se soutient, mais revenons au coeur de l'ouvrage : cette tentative, qui n'est pas inédite chez Badiou, de fonder un antiparlementarisme d'extrême-gauche.
L'antiparlementarisme n'est pas une nouveauté. Il est en général associé à l'extrême-droite qui l'a développé sous trois nuances que l'on connaît bien :
- la nuance royaliste : le lien entre le roi et le peuple est fondé sur un lien surnaturel, c'est de Dieu que le roi tire son autorité (c'est l'Eglise catholique qui a poussé le plus loin ce raisonnement, allant jusqu'à dire le Pape infaillible),
- la nuance fasciste : le leader entretient, grâce à son charisme, un lien direct avec le peuple qui rend inutile tout intermédiaire,
- la nuance poujadiste qui ne voit dans les élus que des corrompus, c'est le fameux tous pourris.
On remarquera que le Front National a, en définitive, relativement développé ces thèses. Seul le thème du tous pourris est revenu régulièrement dans les discours de ses dirigeants.
Dans les années 60, s'est développé aux Etats-Unis, un antiparlementarisme d'un genre nouveau, chez les économistes les plus libéraux, chez Milton Friedman et ches les théoriciens de l'école du Public Choice, notamment Tullock et Buchanan. La démocratie représentative, expliquaient-ils, donne aux citoyens de mettre des obstacles au libre jeu du marché. Il convient donc, disaient-ils, de modifier le système électoral et de généraliser les majorités qualifiées (à 60, 70%) qui rendent beaucoup plus improbables ces dérives. Pour Milton Friedman, le meilleur système était celui de Hong-Kong d'avant le retour de la Chine communiste, qui garantissait les libertés économiques mais limitait les libertés politiques.
Ces thèses très académiques ne sont pas imposées dans le débat politique, mais elles ont nourri les réflexions de tous ceux qui ont analysé les succès économiques de la Chine après la chute du mur Berlin et les difficultés de la Russie qui avait choisi, sous l'impulsion de Gorbatchev et Elstine, de construire une société démocratique. On retrouve leur inspiration chez certains de ceux qui réfléchissent aujourd'hui aux institutions européennes.
L'antiparlementarisme de Badiou est d'une toute autre nature, puisqu'il s'inscrit dans la suite de "blanc bonnet - bonnet blanc" de Jacques Duclos aux élections présidentielles de 1969. On se souvient que le dirigeant communiste avait alors appelé à s'abstenir expliquant (avec, d'ailleurs, d'excellents motifs) qu'il n'y avait pas de différence entre Poher et Pompidou. Pour Badiou, il n'y en a pas non plus entre Sarkozy et Royal, non qu'ils aient proposé les mêmes politiques, mais, plus simplement, parce que le régime parlementaire est le fourrier du capitalisme.
Il l'est en ce qu'il est profondément corruption du politique. Non que les politiques s'en mettent tous plein les poches, mais le régime parlementaire est asservissement de la puissance gouvernementale au cours des affaires. Nous tenons, collectivement, que "l'enrichissement, collectif ou privé, est le but naturel des actions politiques." (p.121) Dit autrement, la démocratie est corrompue parce qu'elle crée les conditions du développement capitaliste, soit exactement le symétrique de l'argument de Milton Friedman et des théoriciens de l'école du Public Choice.
Alain Badiou ne développe pas beaucoup plus. Pour le communiste qu'il est et continue d'être malgré l'échec et les crimes (qu'il passe à peu près sous silence) des régimes socialistes, l'important est d'établir ce lien entre démocratie parlementaire et capitalisme. Mais on peut essayer d'aller plus loin et se demander, poursuivant dans sa ligne de pensée, comment la démocratie parlementaire peut contribuer au développement du capitalisme.
On se souvient qu'Amartya Sen a montré qu'elle informait les politiques des besoins de la population, qu'elle les rendait sensibles à ceux-ci et les forçait à orienter les dépenses publiques dans la bonne direction. On pourrait ajouter qu'elle conduit à la mise en place des règles qui :
- égalisent les conditions de la concurrence ou, du moins, limitent les écarts entre opérateurs et facilitent donc le libre jeu de la concurrence : une durée du travail, un salaire minimum, l'obligation de payer les mêmes cotisations… mettent sur le même plan des entrepreneurs qui ont des situations de départ très différentes,
- redistribuent vers le plus grand nombre une partie des richesses produites par le capitalisme, grâce à différents mécanismes qui vont du salaire minimum aux différentes aides apportées aux plus démunis, évitant ainsi une concentration qui freinerait son développement,
- font circuler les richesses produites entre les générations, grâce, notamment, aux droits de succession, ce qui favorise l'émergence de nouvelles entreprises, de nouvelles idées et le développement de la concurrence.
Toutes règles qui sont demandées par les citoyens et obtenues de haute lutte dans le combat politique, mais qui favorisent le développement économique. A l'inverse de ce que l'on dit du coté des libéraux, le capitalisme a besoin pour se développer de ces règles que lui impose la démocratie parlementaire. C'est en ce sens que l'on peut reprendre et retourner l'argument de Badiou. Oui, la démocratie parlementaire a partie liée avec le capitalisme, mais bien loin d'être un motif de la critiquer, ce devrait en être un de la défendre puisque cela correspond au souhait d'enrichissement individuel et collectif des citoyens.
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