Le titre de ce poste est, je le conçois bien, tout à fait incongru. Qui imaginerait notre Président accroché à la Théorie de la Justice, le grand livre du philosophe américain, ou au plus récent Libéralisme politique, deux ouvrages que l'on peut cependant facilement trouver en librairie dans de bonnes traductions françaises? Et pourtant! La lecture du dernier numéro de Raisons Politiques, la revue de l'école doctorale de Sciences-Po pourrait le faire penser.
On y trouve un article de Serge-Christophe Kolm, économiste qui a dans les années 70 dialogué avec Rawls, dans lequel on découvre que la défiscalisation des heures supplémentaires lui aurait été recommandée par un de ses conseillers (Kolm ne dit pas lequel) qui venait de lire la recension dans un journal économique du dernier livre de notre auteur (Macrojustice. The political Economy of fairness).
Il est vrai que Kolm défend cette idée depuis longtemps. Déjà dans un texte publié en 1974 il la proposait (Sur les conséquences économiques des principes de justice et de justice pratique, Revue d'Economie Politique). Lorsque la mesure est venue en débat, il est revenu dessus dans un article court dans lequel il y mettait un bémol : que le chômage soit devenu frictionnel, et redescendu aux alentours des 5%.
Son raisonnement un peu embrouillé renvoie à la théorie de l'équité de John Rawls. Le philosophe américain identifie des "biens premiers" auxquels chacun a également droit. Le revenu et la richesse étant de ceux-ci, il conviendrait de les égaliser. C'est malheureusement impossible puisque cela dissuaderait tout le monde de travailler. D'où le "principe de différence" qui accepte les inégalités dés lors qu'elles sont 1) au plus grand bénéfice des plus désavantagés et 2) qu'elles respectent le principe d'égalité des chances. Or, dit Kolm, si l'on assoit l'impôt uniquement sur une durée légale identique pour tous (les 35 heures) et si chacun est libre de faire autant d'heures supplémentaires qu'il souhaite, on ne dissuade plus le travail puisque chacun est libre d'arbitrer entre travail et loisir (lequel doit être aussi considéré comme un bien premier). On peut donc égaliser le revenu de base sans dissuader de travailler.
Je ne suis pas sûr que ce soit l'argument qu'aient retenu les avocats de cette défiscalisation. Encore qu'ils aient beaucoup insisté sur la liberté laissée à chacun de gagner autant d'argent qu'il souhaite (s'il y en a qui veulent travailler plus pour gagner plus, pourquoi les en empêcher).
Mais il n'y a pas que cela. La mission sur la redéfinition d'indicateurs du bien-être social confiée à Stiglitz et Sen s'inscrit également dans un contexte Rawlsien. Le premier critique du PIB a, en effet, été Rawls lorsqu'il a opposé son panier des biens premiers aux comparaisons de bien-être individuel chères aux économistes qui, en associant bien-être et revenu, ont abouti à l'élaboration du PIB (plus un individu dispose d'un revenu élevé, plus il est en mesure de satisfaire ses préférences, plus donc son bien-être s'accroît. Si le bien être est la capacité à satisfaire ses préférences, plus on a de revenus plus on a de chance d'avoir un bien-être personnel élevé).
Tout cela peut paraître un peu tiré par les cheveux. Mais ce n'est cependant pas complètement absurde. Alain Minc, l'un des conseillers du Président, fut dans les années 80 un de ceux qui ont introduit Rawls en France et ont donné à ce philosophe, plutôt classé à gauche aux Etats-Unis, cette réputation conservatrice qu'il a longtemps eue en France : pour Minc et ses amis, Rawls apportait une justification aux inégalités et leur permettait de combattre avec des arguments nouveaux l'Etat providence, de remplacer l'égalité par l'équité.
PS. Il me semble me souvenir que Kolm était l'un de ces visiteurs du soir qui, en 1983, recommandait à Mitterrand de quitter le SME. Mais ce n'est qu'un lointain souvenir et je n'ai pas eu le temps de vérifier.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire