On ne s'attendait guère à ce que Claude Lanzman, l'auteur de l'admirable Shoah, écrive ses mémoires. Il l'a fait, avec ce Lièvre de Patagonie, sorti il y a quelques mois, livre passionnant, écrit (dicté, plutôt) comme un roman d'aventure, ce qu'il est tant la vie de son auteur a été riche, de la résistance à la direction des Temps modernes en passant par ses films sur Israël, Shoah, bien sûr, mais aussi son "mariage" avec Simone de Beauvoir (ils ne furent mariés, mais elle l'appelait, dit-il, son "mari") et son activité de rewriter à France Dimance (mais oui, le directeur des Temps Modernes réécrivait les reportages publiés dans cet hebdomadaire sur les vedettes du cinéma). Livre dont le premier intérêt est moins, je crois, dans les événements qu'il raconte (même si toute la fin du livre sur la réalisation de Shoah vaut mille making off) que dans le récit d'une conversion idéologique ou comment une jeune juif laïc de gauche pas le moins du monde sioniste est devenu l'un des plus ardents défenseurs de l'armée israélienne et de ses généraux alors même qu'il mesure aussi bien que quiconque les souffrances du peuple palestinien et les injustices dont il est victime. Si ce livre doit rester, ce sera, je crois, pour la manière dont il éclaire l'évolution intellectuelle d'une des figures les plus influentes de l'intelligentsia juive.
Il nous montre, en effet, combien ce processus peut être, non pas long (on n'a pas le sentiment du temps qui passe) mais complexe. Toute la personnalité de Lanzman est dans cette mutation idéologique : son amour des avions de combat qu'il développe longuement dans le premier chapitre, son goût pour l'audace qui lui donne à l'occasion un air bravache qui rappelle ces jeunes garçons qui se lancent des défis dans les cours de l'école. Mille fois, il nous raconte ses exploits, dans les avions israéliens, en montagne, en mer, dans le désert, sans jamais, insiste-t-il, avoir eu peur. La geste militaire d'Israël réveille en lui cet instinct du jeune enfant qui se rêve héros. Exit cette image du juif geignard, introverti, vaguement névrosé et myope à la Woody Allen dans laquelle se complaisent tant d'intellectuels juifs.
Mais il y a aussi la découverte en Israël de l'identité juive (une identité que Sartre niait lorsqu'il faisait du juif une création de l'antisémite) qu'un de ses interlocuteurs israéliens lui fait toucher du doigt lorsqu'il justifie le refus du prosélitisme, découverte confirmée, de manière insolite, par sa rencontre, pendant la guerre d'Algérie, avec Frantz Fanon qui insistait de son coté sur l'identité noire. Identité juive qu'il reconnaît jusque dans les corps, dans les faciès, dans ce nez qu'il décrit à plusieurs reprises dans des termes qui ne déplairaient pas à un antisémite.
Livre intelligent, parfois agaçant (comme lorsqu'il insiste sur les compliments qu'il a reçus pour des articles), émouvant lorsqu'il parle de sa soeur suicidée, long passage où l'on sent passer quelque chose de l'ordre du regret et de la mauvaise conscience. Livre à lire et à faire connaître.
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