Il y a quelques jours, Eric Fassin a publiée dans Le Monde une libre opinion mettant en évidence le rôle des commentateurs dans la fabrication de l'opinion :
En matière de sécurité, écrivait-il, "les annonces de la majorité" seraient "plébiscitées". Du moins Le Figaro l'affirmait-il en "une" le 5 août, en s'appuyant sur un sondage IFOP : "Roms, déchéance de nationalité, peines planchers, vidéosurveillance : les idées de l'UMP sont approuvées aussi à gauche." Une dépêche AFP dictera le ton des médias : "Le consensus semble transcender assez largement les tranches d'âge, appartenances sociales ou préférences politiques affichées."
Il est vrai que le "palmarès" du sondage (c'est le mot utilisé par Le Figaro) est impressionnant : 80 % des Français seraient favorables à"l'instauration d'une peine incompressible de trente ans de prison pour les assassins de policiers et de gendarmes", 79 % au"démantèlement des camps illégaux de Roms", et ils le sont au retrait de nationalité pour les Français d'origine étrangère, à 70 % "en cas d'atteinte à la vie d'un policier ou d'un gendarme", et à 80 % en cas "de polygamie ou d'incitation à l'excision". Avec ces scores de maréchal, on peut bien parler de "plébiscite"pour Nicolas Sarkozy.
Le plébiscite médiatique du sondage plébiscitaire est souligné par l'indifférence qui entoure un sondage du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) publié par L'Humanité du 6 août. Il est vrai que les résultats en sont moins spectaculaires : 62 % jugent nécessaire le démantèlement des camps illégaux de Roms (contre 79 % favorables, selon le sondage IFOP), et sur le retrait de la nationalité pour meurtre de policier, ils sont 57 % (contre 70 %). L'écart se creuse d'ailleurs si l'on considère les réponses extrêmes -"tout à fait" ou "pas du tout". Sans doute la tendance n'est-elle pas inversée ; du moins est-elle atténuée.
Les résultats paraissent d'autant plus vrais qu'ils sont moins vraisemblables. "De fait, s'émerveille Le Figaro, qui aurait cru que 62 % des électeurs de gauche approuveraient que l'on retire leur nationalité française à des ressortissants d'origine étrangère coupables de polygamie ou d'excision ?" Et de répondre à Martine Aubry, qui dénonce une "dérive antirépublicaine" : "les dirigeants socialistes, dépassés par leurs troupes, n'ont toujours pas fait leur révolution culturelle, huit ans après l'élimination de Lionel Jospin au premier tour de la présidentielle".
L'enjeu, c'est le consensus censé réunir électeurs de droite et de gauche. Le 6 août, sur la foi du sondage IFOP, Le Monde s'interrogeait : "Sécurité : la fin d'un clivage ?" ; mais L'Humanité titre, à partir du sondage CSA : "L'ultrasécuritaire clive la France". Car l'écart y est très important entre, d'une part, droite et extrême droite (très semblables dans leurs réponses), et d'autre part gauche et extrême gauche (également proches) - dans un rapport, pour chaque réponse, d'au moins 1 à 2. Même dans le sondage IFOP, l'opposition entre droite et gauche reste "clivante" (bien plus que tout autre critère) - le rapport est de 1 à 1,5 ou 2 !
Cet engouement médiatique est d'autant plus frappant que le sondage IFOP serait un désaveu pour les médias : des résultats jugés "spectaculaires" par Jérôme Fourquet, de l'IFOP, qui voit dans cette enquête la confirmation de ce qu'il pressentait : "L'affaire Bettencourt a occupé une place très importante dans les médias, mais l'opinion, elle, a davantage été marquée par les violences des dernières semaines."
Mais l'insécurité est-elle la priorité des Français ? En réalité, la grande enquête "victimation et sentiment d'insécurité en Ile-de-France", menée tous les deux ans auprès de 10 000 personnes (soit dix fois plus que les sondages IFOP ou CSA), concluait en 2009 que, pour les Franciliens, ce n'est plus du tout la délinquance qui est jugée prioritaire (avec un recul, depuis 2001, de 39,2 % à 12,6 %), mais, et de loin, la pauvreté et le chômage (à 39,8 % et 40,9 %).
Une enquête nationale de l'IFOP, fin juillet, montre certes une forte progression du sentiment que la délinquance a augmenté depuis 2007 (de 43 % à 59 %) ; mais 84 % des sondés se jugent personnellement en sécurité. Mieux : on croit d'autant plus à cette augmentation que le taux de délinquance est plus faible dans son propre département ! France-Soir en conclut que, depuis l'élection de Nicolas Sarkozy, "le sentiment "d'insécurité" se généralise". N'est-ce pas plutôt la croyance dans la montée de l'insécurité ? La délinquance pèserait-elle moins dans le quotidien des Français que dans l'actualité médiatique ?
La "vérité" résulte d'une construction. Pas plus que les journalistes ou les politiques, les sondeurs ne sont les interprètes autorisés des Français. Les uns et les autres proposent des versions de l'opinion, qui la reflètent moins qu'elles ne contribuent à la former. Quand on interroge sur les"camps illégaux de Roms", note Rue89, on pourrait ajouter une question pour savoir "si les gens sont favorables au respect de la loi qui oblige certaines communes à aménager des terrains d'accueil pour les Roms". "C'est vrai, on aurait pu la poser, reconnaît-on à l'IFOP. Mais on est obligé de faire des choix, et tous les choix sont mutilants."
Définir les questions, ce n'est pas un simple préalable méthodologique ; c'est aussi un enjeu politique. Car les problèmes ne se posent jamais tout seuls ; ce sont toujours des acteurs politiques qui les posent pour en imposer les termes. "L'opinion publique" ne préexiste pas au débat public, dont les représentations médiatiques et sondagières font partie ; elle en est l'enjeu même. Le président de la République définit l'insécurité comme une priorité, et la pose en lien avec l'immigration, voire avec l'origine.
Il reflète moins ainsi quelque xénophobie ou racisme inhérents aux Français qu'il ne les attise par son discours et sa politique. Si la gauche, intimidée par la droite, mais aussi par les médias et les sondeurs, acceptait les termes de Nicolas Sarkozy, elle serait condamnée à perdre en 2012. Sa seule chance de gagner, c'est de poser d'autres questions, et de proposer d'autres articulations, en particulier avec la politique économique - et ainsi de façonner autrement l'opinion.
Quelques heures (et un autre commanditaire, Marianne vs Le Figaro) plus tard, voilà de quoi apporter de l'eau au moulin de Fassin et de quoi montrer, de manière éclatante, que les jugements sur la politique gouvernementale dépendent massivement des questions posées, "69 % des Français jugent Nicolas Sarkozy "inefficace" en matière de sécurité, selon un sondage", selon un autre titre du Monde :
La crédibilité du chef de l'Etat en matière de sécurité s'est fortement effritée, selon un sondage CSA pour le magazine Marianne à paraître samedi 14 août (le fichier PDF de l'enquête est disponible ici). D'après cette enquête, 69 % des sondés jugent "inefficace" son action comme ministre de l'intérieur, puis comme chef de l'Etat, sur les questions de sécurité. Ce constat sévère, et qui explique sans doute la multiplication des annonces sécuritaires par la majorité ces dernières semaines, est partagé à gauche (72 %). Mais les sympathisants de droite sont une majorité (53 %) à faire le même constat. Seuls 27 % des sondés jugent queNicolas Sarkozy a été "efficace" en matière de lutte contre l'insécurité (25 % à gauche, 45 % à droite).
L'enquête montre aussi que Nicolas Sarkozy est jugé inefficace dans tous les aspects de la lutte contre l'insécurité : Pour 58 %, le chef de l'Etat est jugé "plutôt inefficace en matière d'atteintes aux biens" ; 69 % partagent ce constat pour les atteintes aux personnes ; 72 % pour la délinquance financière et 78 % le jugent "plutôt inefficace" pour lutter contre les violences urbaines.
LE LIEN ENTRE INSÉCURITÉ ET IMMIGRATION MINORITAIRE DANS L'OPINION
Autre information qui vient, en partie, contredire le lien établi de plus en plus fréquemment par l'UMP entre immigration et insécurité : la principale cause de celle-ci, aux yeux des Français, est sociale : pour 73 % des sondés et 68 % des sympathisants de droite, ce sont les inégalités qui causent l'augmentation de la délinquance. Pour 68 % d'entre eux et 64 % à droite, la suppression par Nicolas Sarkozy de la police de proximité est également en cause. Deux autres hypothèses sont validées :"l'incivilité des citoyens" (68 %) et la réduction du nombre de policiers (66 %).
L'immigration est citée comme cause de la hausse de l'insécurité par une forte minorité (47 %), tandis que 49 % estiment qu'elle y contribue"peu ou pas du tout". En revanche, les sympathisants de droite sont nettement plus nombreux, 61 % (contre 33 % à gauche), à partager ce constat.
Plus étonnant encore, au vu des précédentes enquêtes d'opinion, dont celle de l'IFOP qui avait fait polémique : le projet de priver de nationalité les Français d'origine étrangère coupables de certains crimes est jugé défavorablement par une courte majorité. Précisément, 51 % des sondés, contre 46 %, jugent que "tous les Français doivent être égaux devant la loi quelle que soit leur origine". Avec un net clivage partisan : 63 % des sympathisants de gauche partagent ce constat, contre seulement 28 % de ceux de droite.
L'institut CSA a également testé l'adhésion à la phrase "les Français d'origine étrangère sont des Français à part entière", qui recueille 75 % d'approbation, contre 22 %. Il a également demandé si les exilés fiscaux méritaient la nationalité française. Seuls 28 % jugent que oui, contre 66 %.
Tout cela invite à prendre les résultats des enquêtes d'opinion avec un certain relativisme…
1 commentaire:
Bonjour
Je partage votre analyse concernant la persistance d'un clivage droite gauche sur la problématique de l'insécurité. Je suis en revanche beaucoup plus réservé sur l'idée qui voudrait que le sondage de CSA contredise celui de l'Ifop : la question de l'opportunité de certaines mesures ne peut pas être confondue avec celle de l'efficacité de la politique menée. Il s'agit bien de deux questions distinctes. Une précision : CSA est un institut qui n'a rien à voir avec le conseil supérieur de l'audiovisuel. Dans le cas présent les trois lettres veulent dire Conseils-Sondages-Analyses.
Franck Gintrand - Global conseil
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