Nicolas Sarkozy a annoncé hier devant le CRIF sa volonté de voir confier, dés la rentrée prochaine, "à chaque enfant de CM2 la mémoire d'un des 11 000 enfants français victimes de la Shoah". La formule "confier la mémoire" est belle tout comme est juste cette autre phrase du discours : "Rien n'est plus intime que le nom et le prénom d'une personne."
Je n'ai pas très envie de voir là un coup médiatique, une pierre dans la reconstruction d'une image dégradée, même si cela y participe probablement. Et, de fait, je recevrais avec bienveillance cette mesure si elle ne s'inscrivait dans deux des constantes du discours politique de Nicolas Sarkozy qui me paraissent contestables : la construction d'une société des victimes et la hiérarchisation de celles-ci.
Traditionnellement, on demandait aux élèves dans les écoles d'honorer les héros. On les emmenait assister aux défilés du 14 juillet, on donnait à leur école le nom de personnalités qui s'étaient montrées particulièrement héroïques (Guy Moquet, Pierre Guéguin…). On leur demande aujourd'hui d'honorer des victimes innocentes, doublement innocentes parce qu'enfants et juifs. C'est évidemment tout à fait différent. D'un coté, on valorise la volonté, le courage, la révolte contre les injustices, le don de soi pour des valeurs, la patrie, autrui…, on souhaite susciter de l'admiration, donner en exemple, de l'autre, on met en avant la compassion pour des personnes victimes non pas pour ce qu'elles ont fait, non pas même pour ce qu'elles croient ("A Auschwitz, on ne mourrait pas pour sa foi" dit Benny Lévy dans Etre juif et André Néher qu'il cite : "Après que la loi nazie eut défini comme juifs tous ceux qui ont un grand-parent juif, les juifs ont été massacrés à cause de la foi juive de leurs grands-parents. Si ces arrière-grands-parents avaient abandonné la foi juive et n'avaient pas élevé d'enfants juifs, leurs descendants à la quatrième génération auraient pu être parmi les criminels") mais pour ce qu'elles sont.
Je ne sais pas ce qui est le meilleur du point de vue pédagogique, je ne suis pas sûr que la construction d'un imaginaire collectif basé sur les seules victimes soit souhaitable (il faudrait relire dans le détail René Girard et Nietzche), mais cela participe de cette politique de la victime que Nicolas Sarkozy développe et que l'on retrouve dans sa politique judiciaire, dans les propos de Rachida Dati ("Ce sont les victimes qui priment", "Il faut que le préjudice des familles des victimes soit reconnu pour qu'elles puissent faire leur deuil"…) voire même dans la manière dont la justice est présentée par la presse au quotidien, dont on oppose, même dans les cas les plus techniques, la parole des victimes (ou de leurs proches) et celle de ceux que l'on juge (ce matin même, sur France Inter, on opposait la douleur des familles des 5 pompiers morts dans la lutte contre un incendie à la propriétaire du studio dans lequel le feu a pris et dont on ne sait si la négligence est responsable du sinistre, comme si la douleur des victimes devait peser sur la recherche de la vérité, comme si la réparation de leur souffrance ne pouvait passer que par la désignation et la condamnation d'un coupable. Comment ne pas penser à cette phrase de Nietzsche : "Les martyrs ont nui à la vérité").
Cette initiative conforte, par ailleurs, l'étrange et très discutable hiérarchie des victimes que Nicolas Sarkozy pratique. Il y a, d'un coté, celles que l'on honore, dont on prend soin et, de l'autre, celles auxquelles on refuse le statut même de victime, victimes de la colonisation et de l'esclavage (c'est bien ce que veut dire "pas de repentance"), mais aussi enfants juifs exclus de cet hommage parce qu'étrangers : le Président ne parle que des enfants français, mais combien d'enfants étrangers, vivant sur le territoire français, ont été victimes de la Shoa? En ce sens, on peut craindre que cette mesure ne contribue à aiguiser cette guerre des mémoires qui s'est déclarée dans notre pays, guerre d'autant plus dangereuse qu'elle confond en permanence le juif victime d'hier au juif "réel" d'aujourd'hui qui ne se laisse pas faire, ne laisse rien passer et se bat pour ses droits. Confusion qui ne peut que choquer qui éprouve de la sympathie pour ces autres victimes que sont les Palestiniens.
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