Les personnels du Monde ont donc choisi. Et ce qu'on en lit dans la presse, dans Le Monde, d'abord, ne suscite pas l'enthousiasme. Les scores, d'abord, inquiètent : 90,24% en faveur de la solution BNP (Bergé, Niel, Pigasse) à la SRM, 82,5% pour la société des personnels, 85% pour la société des lecteurs, 92% pour les salariés de la Vie Catholique… Les plébiscites ne sont jamais bon signe. Comme on ne peut pas reprocher aux organisateurs de ces votes d'avoir triché et que l'on imagine mal que Perdriel et les représentants de Prisa et de France Telecom aient été exceptionnellement mauvais (ce que ne suggère aucun article), d'autres facteurs ont du jouer. On pense à l'effet Sarkozy. Convoquer le directeur du Monde pour lui dire qu'il ne voulait pas de l'association BNP à la tête du journal était la meilleure manière de convaincre journalistes et lecteurs de la choisir au nom de l'indépendance éditoriale, mais ont-ils bien fait?
Demander à des assemblées de choisir dans l'urgence un repreneur parmi des candidats qui n'ont pas eu le temps (tout le monde le dit) de travailler leur projet était une erreur. Y ajouter la crainte d'une main mise du pouvoir (main mise qu'il convient de relativiser, le service public ne fait pas aujourd'hui particulièrement de cadeaux au pouvoir en place comme on peut le voir en regardant la manière dont les journaux télévisés traitent l'affaire Woerth) était masquer un peu plus les enjeux.
A l'inverse de ce que pensent, semble-t-il, la plupart des journalistes et lecteurs du Monde, l'indépendance éditoriale n'est plus aujourd'hui la question centrale. Pour une raison toute simple : il ne peut y avoir d'indépendance éditoriale s'il n'y a d'indépendance économique. Ce sont les comptes qui font la différence. Un journal qui gagne de l'argent n'a pas, dans nos sociétés ouvertes, besoin d'obéir aux pouvoirs en place, que ceux-ci soient politiques ou économiques! Or, rien de ce que l'on devine des projets n'explique comment le Monde dans de nouvelles mains gagnera de l'argent.
Il est vrai que le choix n'était pas facile avec d'un coté, une offre de deux professionnels de la presse qui ont fait leurs preuves, ce qui aurait du être un atout, mais dont le leader, Perdriel, n'est plus de toute première jeunesse et, de l'autre, des financiers dont l'expérience dans le domaine de la presse est à peu près inexistante (malgré les quelques aventures dans le domaine de Pigasse que ceux qui l'ont pratiqué présentent volontiers comme un redoutable tueur).
Dans chaque offre, il y avait un spécialiste des nouvelles technologies, France Télécom, d'un coté, Free, de l'autre. Deux sociétés très différentes tant par leur histoire que par leur culture mais qui ont un point commun : elles n'ont, ni l'une ni l'autre, aucune expérience de la gestion des contenus, or c'est ce que produisent les journaux : des contenus.
L'alliance tuyaux-contenus peut paraître séduisante de prime abord, mais l'est-elle vraiment? Faut-il rappeler qu'elle n'a jamais marché, que tous ceux qui l'ont tentée d'AOL à Yahoo se sont plantés, tout simplement parce qu'elles sont contradictoires : le fournisseur de tuyaux doit, s'il veut attirer des clients, refuser toute discrimination entre contenus.
On aurait aimé savoir comment les uns et les autres envisageaient de générer du chiffre d'affaires, ce qui veut dire comment financer une activité, la production d'informations, qui coûte trop cher à produire pour être vendue à son prix réel et qui doit être, d'une manière ou d'une autre, subventionnée : par la publicité (qui représente à peu près la moitié des revenus de beaucoup de titres), par des fondations, par l'Etat… Nous n'avons eu là-dessus malheureusement aucune information alors même que les nouvelles technologies, internet, réduisent considérablement les coûts de diffusion et rendent d'autant plus difficile la vente à son coût réel des informations. Et je ne suis pas sûr que la réflexion de l'équipe BNP soit sur ces sujets beaucoup plus avancée que celle de l'offre concurrente. Je crains même qu'elle soit, sur ce sujet, le seul qui compte vraiment, très en retard.
En fait, le seul élément favorable en faveur de la solution BNP me parait être la position très particulière de Pierre Bergé : il a 80 ans (il est né en 1930), n'a semble-t-il pas d'héritiers naturels et pourrait très bien être tenté de confier sa fortune à une fondation, ce qui serait une bonne manière de faire évoluer la structure capitalistique du journal et de lui donner cette assise financière qui lui fait défaut.
2 commentaires:
Je ne comprends pas le non dit qui est qu'à mon avis, Niel, qui ne fait pas à proprement parler partie des réseaux de pouvoir, est en train de s'acheter le relais dans la presse qui fait les hommes puissants en France - et qui lui a fait défaut, par exemple, pour accélérer l'obtention d'une licence de téléphonie mobile. Cela me semble un facteur prépondérant de l'offre BNP (et évidemment de la contre offre d'Orange, concurrent acharné de Free), et pourtant ce n'est pas mentionné...
Je n'ai pas, dans mon commentaire, examiné les motivations des uns et des autres. Celles de Perdriel et des éditeurs d'El Pays sont apparemment assez simples et classiques : des industriels qui veulent procéder à une croissance externe, celles des autres acteurs sont plus mystérieuses. L'analyse de Linca éclaire probablement la démarche de Niel. On peut penser que France Télécom agit sur ordre de l'Elysée. Restent Bergé (peut-être s'amuse-t-il tout simplement?) et Pigasse.
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