Arthur Goldammer nous signale un article sur un livre qui raconte que Jacques Derrida a eu une longue liaison avec Sylviane Agacinsky. Cela fera-t-il jaser dans certains milieux comme il le suppose? J'en doute un peu. Ces milieux étaient au courant. Je le suis moi-même depuis très longtemps. Il me semble que je l'ai appris dans les années 70 chez Maurice Roche, excellent écrivain un peu oublié qui mériterait d'être redécouvert. Si ma mémoire ne me fait pas défaut elle avait alors quitté un autre écrivain, lui aussi disparu, pour Derrida. Je me souviens en tout cas avoir pensé, lorsque, épouse du premier ministre, elle est venue au premier plan, qu'elle était de ces femmes qui mettent leur vie sentimentale au service de leur carrière.
Mais ce n'est pas le plus important : bien d'autres ont fait (et continuent sans doute de faire) de même. Ce même livre révèle que Sylviane Agacinsky a avorté en 1978.
Ces informations auraient été fournies par l'intéressée à l'auteur du livre. Ce n'est pas la première fois que des femmes disent avoir avorté. En 1971, "343 salopes" (ainsi se désignaient-elles) avaient déclaré avoir avorté. Mais il s'agissait d'un acte militant, ce qui n'est pas le cas ici. On est, avec cette révélation, dans le registre de la biographie. Il s'agit de construire le portrait de Derrida et, sans doute aussi, celui de Sylviane Agacnsky qui révèle ainsi ce que sa mère aurait probablement caché.
Ce qui était hier secret de famille, tabou, est aujourd'hui mis volontairement sur la place publique. Les frontières de l'intime se déplacent sous nos yeux. Cette "révélation" me fait penser à ce que l'on peut trouver aujourd'hui sur Facebook où l'on voit des jeunes gens afficher publiquement ce qu'ils auraient hier religieusement protégé de la curiosité de leurs parents.
On attribue en général ce déplacement à Internet, mais cet exemple le montre, cette technologie n'y est pour rien. Elle se met au mieux au service d'une évolution plus souterraine de nos mentalités.
Je ne connais pas d'auteur qui se soit intéressé à ce phénomène mais il me semble qu'il a longuement muri et qu'on en trouve trace dans les transformations de la biographie, dans le développement de la littérature de l'intimité et, in fine, dans la montée en puissance de la culture féminine dans nos sociétés.
Une histoire des biographies montrerait probablement comment leurs auteurs (surtout les anglo-saxons) sont allés de plus en plus dans le détail faisant de leurs héros des gens du commun qui portent leur linge au pressing et sont, au fond, comme nous, ce qui me rappelle tout à la fois une remarque de Hegel sur les grands personnages et leurs valets (pour un valet, il n'y a pas de grand personnage) et les commentaires d'un de mes professeurs de lycée sur les hémorroïdes (semble-t-il abondantes et douloureuses) de Victor Hugo (sic, mais j'appartiens à une génération dont les professeurs s'autorisaient ce genre de plaisanteries sans craindre les protestations des parents!).
Une histoire de la littérature devrait naturellement évoquer la montée en puissance de cette littérature féminine qui, d'Annie Ernaux à Judith Brouste, a fait de l'intimité son champ d'exploration.
Mais le plus important est, me semble-t-il, la montée en puissance de la "culture féminine" (si ce concept a le moindre sens) ou, plutôt, de sa généralisation. Les femmes se sont, semble-t-il, toujours raconté entre elles ce genre de choses. La nouveauté est qu'elles le disent aussi aux hommes qui croyaient, dans leur immense naïveté, dans l'innocence et la pudeur féminine.
Quiconque s'intéresse à ces questions sait combien la mixité est affaire compliquée, combien les discriminations à l'égard des femmes sont puissantes, combien elles résistent à qui tente de les combattre et, cependant…
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