samedi, juillet 30, 2011

Intransigeances, polarisation…

En réponse à mon dernier mot sur l'intransigeance, Sébastien Turban renvoie à un post qu'il a écrit en avril dernier sur la polarisation croissante de la vie politique aux Etats-Unis qu'il attribue au développement de l'internet et de médias partisans, comme Fox News. Il s'appuie notamment sur un article de Della Vignola et Kaplan (The Fox News effect, media biass and voting, Berkeley, 2006).

Cette polarisation favoriserait le développement de l'intransigeance et de l'extrémisme, une thèse qu'a développée Carl Sunstein dans Going to Extremes: How Like Minds Unite and Divide, livre dans lequel il explique : "When people find themselves  groups of like-minded types, they are especially likely to move to extremes."

Cette polarisation est régulièrement dénoncée. Est-elle aussi forte qu'on le dit? Plusieurs auteurs l'ont contesté, notamment Page et Shapiro qui écrivaient en 1992 que, pour l'essentiel, "the policy preferences of different social groupings generally in parallel with each other". D'autres sociologues ont, depuis, développé la même idée, expliquant que l'on confondait polarisation sur quelques thèmes (avortement, opposition à la guerre…) avec une polarisation généralisée (Baldassari et Bearman in Dynamics of political polarization, 2007). Peut-être… reste que l'évolution de la Belgique, des Etats-Unis, du Moyen-Orient, celle des Balkans, il y a quelques années, suggèrent bien une polarisation croissante des opinions.  

Faut-il l'attribuer aux médias comme le suggère Sébastian Turban? Ils l'expriment et la caricaturent certainement. En sont-ils l'origine? Je n'en suis pas certain. L'article de Della Vignola et Kaplan qu'il cite met en évidence "a significant effect of the introduction of Fox News on the vote share in Presidential elections between 1996 and 2000. Republicans gain 0.4 to 0.7 percentage points in the towns which broadcast Fox News." Mais on peut retourner l'argument : Fox News est aussi une entreprise commerciale et l'on peut imaginer que ses responsables ont choisi de s'installer dans les villes ou les régions dans lesquelles l'opinion leur était le plus favorables et dans lesquelles ils avaient le plus de chance de se développer rapidement. C'est ce que ferait n'importe quelle entreprise. Et quoique disent les journalistes (surtout en France), un journal est aussi (et d'abord) une entreprise attachée à sa croissance.

Sébastian Turban souligne également l'impact d'internet qui permet de se retrouver entre soi. Cette thèse est cependant à prendre avec prudence : Gentzkow et Shapiro (Ideological Segregation Online and Offline) soulignent que "ideological segregation of online news consumption is low in absolute terms, higher than the segregation of most offline news consumption, and significantly lower than the segregation of face-to-face interactions with neighbors, co-workers, or family members. We find no evidence that the Internet is becoming more segregated over time."  En fait, ce qui distingue internet d'autres médias est tout à la fois la possibilité de réagir rapidement et de le faire anonymement, caché derrière un pseudonyme, sans filtre. Ce qui n'est pas le cas des courriers de lecteurs de la presse. Cela peut donner le sentiment d'une radicalisation de l'opinion, mais peut-être internet permet-il seulement de mieux voir ce que le travail des journalistes spécialisés dans la préparation des rubriques courrier du lecteur cachait.

Si ce n'est pas les médias, à quoi attribuer cette polarisation? Gentzkow et Shapiro mettent en avant l'aggravation de la ségrégation spatiale et le maintien des ségrégations traditionnelles qui rendraient plus compliqués les échanges entre personnes ayant des opinions différentes. Encore faudrait-il que cette ségrégation aggravée réduise les échanges sur les sujets sensibles. Mais y en avait-il autrefois plus entre bourgeois et prolétaires qui se croisaient régulièrement dans la rue?

A défaut donc de se satisfaire de ces premières hypothèses, il faut en explorer d'autres, à commencer par l'impact de la perte de confiance dans les institutions que l'on observe un peu partout dans le monde développé.

Dans un régime démocratique ordinaire, on voit alterner des périodes de forte polarisation, à la veille des élections, et de détente au lendemain, lorsque les jeux sont faits : les vaincus acceptent leur défaite, mettent de l'eau dans leur vin et finissent par trouver quelques vertus aux dirigeants qu'ils n'ont pas élus. Or, il semble que cela n'a pas été le cas au lendemain de la dernière élection présidentielle aux Etats-Unis, comme le suggère ce graphique de Mike Sances sur Monkey Cage où l'on voit qu'Obama n'a pas su consolider à un niveau élevé la confiance de ses électeurs alors que la défiance de ses adversaires atteignait des niveaux très élevés :



Cela tient sans doute à sa manière de faire de la politique, à sa recherche de compromis avec ses adversaires qui lui aliènent ses partisans sans pour autant séduire des adversaires qui se sont fait d'autant plus intransigeants qu'ils l'ont vu reculer. 

Obama aurait pu compenser cette perte de confiance avec des succès sur la scène internationale. C'est ce qui avait permis à Mitterrand, jugé illégitime par des pans entiers de la droite au lendemain du 10 mai 1981, de se refaire lorsque même ses adversaires les plus déterminés ont du lui reconnaître du courage physique (lorsqu'il était allé au Liban au lendemain de l'attentat du Drakkar contre des soldats français), de la détermination, de la fermeté (lorsqu'il a, dans les jours qui ont suivi ce même attentat, envoyé des avions de la marine bombarder une caserne du Hezbollah ou lorsqu'il a, à peu près au même moment, expulsé 47 diplomates soviétiques) et une stature d'homme d'Etat.

Cette recherche de compromis explique sans doute la prise de distance des électeurs démocrates, elle n'explique pas toute la polarisation de l'opinion aux Etats-Unis, et moins encore ailleurs. C'est que la polarisation de l'opinion ne se construit pas seulement au sommet, elle se fabrique surtout à la base, au plus près des citoyens, là où les militants les plus déterminés agissent. 

Sans doute faut-il, si l'on veut comprendre cette montée de la polarisation et de l'intransigeance, chercher du coté de ces associations de toutes sortes qui contrôlent les institutions de proximité d'une société (conseils d'écoles, associations de parents d'élèves, associations caritatives, culturelles, municipales…) que des groupes radicaux ont investies massivement, imposant leurs principes, leurs valeurs aux institutions qu'ils contrôlent. Alors même que l'on se félicite de l'autorisation du mariage gay à New-York, à quelques centaines de kilomètres de là, dans le Minnesota, dans le canton de Michele Bachman, une égérie du Tea Party, on met en place des politiques régressives qui conduisent de jeunes gens, garçons et filles que leurs camarades accusent d'homosexualité, au suicide (voir, sur ce sujet, cet article assez effrayant de Mother Jones : The teen suicide epidemic in Michele Bachmann's district). De la même manière, en Belgique, le conflit linguistique tourne autour des écoles et des municipalités : c'est au niveau local que sont prises les décisions qui enflamment les deux parties. 

Robert Putnam a expliqué dans Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy que la démocratie se construisait dans ces structures associatives où l'on pouvait rencontrer et dialoguer avec des gens qui ont des opinions différentes des notres. Encore faut-il que ces associations laissent vivre cette diversité d'opinion. Lorsque ce n'est pas le cas, lorsque quelques militants particulièrement déterminés chassent ou incitent à la démission ceux qui ne partagent leurs avis, cette hétérogénéité disparait et le mécanisme de radicalisation que décrit Carl Sunstein se met en place. Pour peu que ces associations aient un peu de pouvoir, elles peuvent prendre en otage une opinion qui n'a guère de moyens de résister.

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