Le Monde et Libération ont publié hier deux articles sur des affaires passées devant le tribunal qui témoignent de la puissance de l'interdit sur la pédophilie qui s'est mis en place ces vingt dernières années alors même que la pornographie sortait de l'ombre pour devenir une "activité culturelle" juste un peu plus sulfureuse que d'autres.
La première concerne un général, Raymond Germanos, ancien chef du cabinet militaire de deux ministres (Alain Richard et Charles Millon), un homme à la carrière impeccable, homme public puisqu'il a dirigé le Service d'information et de relations publiques des armées. On lui reproche d'avoir téléchargé et consulté 3400 photos pédophiles mettant en scène des enfants de six mois à 12 ans. Pour se justifier et s'expliquer (à lui-même comme au tribunal) ce comportement, il avance la maladie, une tumeur au cerveau dont il a été opéré qui aurait levé ses inhibitions. Il est condamné à 10 mois avec sursis.
La seconde de ces affaires concerne un homme marié de 60 ans, père de deux enfants, bien sous tous rapports, accusé d'avoir téléchargé et collectionné 2 millions d'images pédopornographiques. Cet homme ne se cherche pas d'excuses, il dit sa honte, raconte avoir éprouvé du soulagement lorsque les policiers l'ont arrêté. Il est condamné à un an de prison avec sursis.
Ces affaires sont remarquables à plusieurs titres : ces deux hommes très ordinaires, bons pères, bons voisins, bons amis, ne sont jamais passés à l'acte, ils se sont contentés de regarder et de collectionner des photos. C'est pour cela qu'on les condamne. Aurait-on, au moment de la prohibition de la pornographie condamné des gens pour possessions d'ouvrages pornographiques? Probablement pas. Libération précise, d'ailleurs, que ces deux condamnations sont liées à une loi de 2007 qui punit la "consultation habituelle" (plus de deux fois). C'est l'imaginaire que l'on condamne et lui seul, ce qui n'est pas… banal. On n'en est pas à arrêter des gens qui ont des fantasmes pédophiles, mais c'est sans doute qu'on est incapable de les identifier.
La constitution de ces collections extravagantes n'a été possible que parce qu'Internet facilite l'accès à ces images. Même si elles sont clandestines sur le net (on ne les trouve pas sur les sites pornographiques ordinaires), il est apparemment possible d'y accéder sans appartenir à un réseau spécialisé, ce qui n'était pas le cas avant l'invention du net. Ce qui favorise probablement le développement de comportements de ce type.
Ces deux hommes sont manifestement victimes de troubles compulsifs, ce sont, au sens propre, des collectionneurs fous. Et l'on peut se demander s'ils ne sont pas plus victimes d'une forme de dépendance que vraiment pédophiles. Dépendance qui est probablement double : à des images pédophiles mais aussi à l'internet (l'homme de soixante ans dit avoir passé devant son écran trois à quatre heures par nuit toutes les nuits et avoir dépensé un demi-smic par mois pour satisfaire son besoin). Le tribunal a d'ailleurs imposé à l'un de ces deux "collectionneurs" une obligation de soins.
Ces deux hommes éprouvent une formidable honte et personne, ni les magistrats qui les jugent ni les journalistes qui relatent les audiences ne semblent en douter. Ce n'est pas si fréquent. En ce sens l'action en justice peut les libérer de leur dépendance et se révéler utile pour eux sinon pour la société.
Nos sociétés bougent en permanence, nos comportements évoluent sans cesse. Mais je ne me souviens pas d'avoir vu la mise en place d'un tabou aussi puissant. Nous avions plutôt l'habitude de voir les interdits se défaire, là, c'est tout le contraire. Les dispositifs mis en place sont d'une redoutable force. Ils touchent aussi bien les institutions (la justice, la police) que les consciences. Il semble bien, d'ailleurs, qu'il y ait un lien avec la libération de la pornographie ordinaire. Tous les combats en faveur de celle-ci ont été menés au nom du droit des adultes consentants de se comporter comme ils l'entendent, ce qui exclut naturellement les enfants : ce ne sont pas des adultes et on ne peut pas imaginer qu'ils soient consentants. Le tabou de la pédophilie pourrait donc bien n'être que le revers de la levée de l'interdit sur la pornographie.
On pourrait, naturellement, se demander si arrêter et de condamner les consommateurs d'images pédophiles est bien la meilleure manière de lutter contre la pédophilie? C'est un peu comme si pour lutter contre l'alcoolisme, on condamnait les buveurs invétérés. Il serait certainement plus utile de s'en prendre aux réseaux qui fabriquent et font circuler ces images et d'arrêter leurs organisateurs et financiers. Mais peut-être se protègent-ils mieux que leurs clients et est-il plus difficile de les attraper. Ce n'est en tout cas pas le moment de poser ce type de questions. J'ai l'impression que celui qui s'y essaierait ne recueillerait au mieux que l'incompréhension.
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