Dans sa dernière chronique de Libération (Sarkozy, l'hypothèse du qui perd gagne), Daniel Schneiderman s’interroge sur les réactions de l’Elysée aux attaques de la presse contre le pouvoir. Certains conseillers seraient, dit-il reprenant les analyses de Fabien Namias d’Europe n°1, aux anges : “Sarkozy serait fou de joie d’être malmené par la presse. Il ne sera pas le candidat de l’établissement en 2012.” Il serait donc indifférent aux critiques de la presse parce qu’elles ne concernent que quelques milieux parisiens. La presse ne serait plus “prescriptrice de vote depuis (…) le référendum sur le traité communautaire en 2005.”
Le mot établissement qu’utilise Namias appartient, bien sûr, au vocabulaire de Le Pen et on peut imaginer que le journaliste qui l’utilise l’a emprunté à ses interlocuteurs de l’Elysée qui se seraient, dans cette hypothèse, mis à parler la langue de l’extrême-droite. Ce qui confirmerait cette dérive droitière que dénonçait Jean-Pierre Raffarin.
Cette dérive touche le vocabulaire, mais aussi les analyses. Cette vision optimiste de la situation que décrit Manias emprunte en effet directement à l’opposition entre pays légal et pays réel, idée classique de l’extrême-droite qu’a théorisée Maurras et qui revient de plus en plus souvent dans les discours de la droite. L’exemple vient d’ailleurs de haut. C’est Nicolas Sarkozy lui-même qui déclarait en 2005 devant les députés UMP pour justifier l’utilisation des mots racaille et karcher : “Jamais je n'ai senti un décalage aussi profond entre le pays virtuel tel qu'il est décrit à longueur d'articles et le pays réel (...) J'ai voulu m'appuyer sur le pays réel qui a parfaitement compris que nous étions à une minute de vérité.”
Les commentateurs sont toujours prompts à signaler et dénoncer ces emprunts à Maurras dont ils rappellent, à chaque occasion, qu’il fut un partisan déterminé du régime de Vichy. Mais ce n’est pas parce que Maurras a collaboré avec Vichy que ses concepts sont nuls et non avenus. On pourrait très bien imaginer que cette opposition entre pays légal et pays réel soit toujours pertinente et que l’opinion soit effectivement indifférente aux critiques de la presse et plus favorable au pouvoir, aux décisions prises à l’égard des Roms, des étrangers… que le suggèrent les titres et éditoriaux de la presse nationale mais aussi, de plus en plus, régionale.
Les sondages toujours plus sévères pour le gouvernement en font douter. Mais c’est l’utilisation même de ce concept qui fait problème. Lorsque Maurras l’utilise, il oppose une France légale, c’est-à-dire administrative, centralisée, parisienne, déracinée, éduquée et formée à l’universalisme kantien, à une France des provinces, de la terre, gardienne des traditions ancestrales. Il associe d’ailleurs souvent cette thèse à sa défense d’une décentralisation extrême des pouvoirs (dans le royaume qu’il appelle de ses voeux, l’essentiel des décisions sont prises au niveau local sans intervention du prince). “Le sol, le sang, la tradition, écrit-il, demandent partout à exercer leur portion nécessaire d’influence et de prépondérance morales.” (in L'idée de la décentralisation, 1898)
Si cette analyse était pertinente, si la distinction entre pays légal et pays réel avait un sens, l’hyperprésident qui a concentré entre ses mains tous les pouvoirs, qui n’a de cesse de réduire l’influence des corps intermédiaires aurait du souci à se faire. Ce n’est pas contre Saint-Germain des Près que la province se rebellerait, mais contre le Faubourg Saint-Honoré.
Par chance, cette analyse n’a plus grand sens. Ce pays réel est surtout imaginaire. La France terrienne, provinciale n’existait déjà plus guère à la fin du 19ème siècle. Maurras était d’ailleurs le premier à le reconnaître : “Comme Taine l’a bien montré, (Napoléon) nous coupa de nos traditions ; mais ce puissant travail d’arrachement n’eût jamais abouti si sa propre personne, ses propres énergies n’eussent plongé au fond d’un passé très vivace, pays, famille, clan.” Elle a aujourd’hui complètement disparu : si la France est divisée, ce n’est certainement pas entre un pays légal de fonctionnaires installés dans les ministères et un pays réel de paysans et d'artisans attachés à leurs traditions.
Dit autrement : ce concept n’est plus opératoire s’il l’a jamais été. Le reprendre pour décrire la situation actuelle, ce n’est pas seulement penser comme l’extrême-droite, ce qui est en soi déjà un grave problème, c’est aussi s’équiper d’oeillères. Reprendre cette vieille scie réactionnaire est la meilleure manière de passer à coté de la réalité ou, plutôt, de prendre ses désirs pour des réalités.
On sait que les phénomènes de cour isolent, aveuglent. L’utilisation de ce type d’argument pour justifier une politique ne peut qu’aggraver ces phénomènes. On imagine bien tout le bénéfice que peut en tirer un courtisan capable d’expliquer à un Nicolas Sarkozy inquiet : “Souvenez-vous 2005. Les mots racaille et karcher ne vous ont pas empêché d’être élu, le pays réel n’a que faire des vapeurs de quelques intellectuels parisiens.”
1 commentaire:
"Souvenez-vous 2005. Les mots racaille et karcher ne vous ont pas empêché d’être élu, le pays réel n’a que faire des vapeurs de quelques intellectuels parisiens"
Sauf que justement il a été élu pour "karsheriser" la racaille et qu'il ne l'a pas fait, d'où sa communication sécuritaire de pacotille non suivie d'effets, raison pour laquelle il ne sera probablement pas réélu en 2012
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