C’est un film qui intrigue, d’abord. De longs plans avec des coupes sèches qui déroutent le spectateur qui ne sait pas où il se trouve mais reste attentif jusqu’à ce que lentement se dégage un thème qui ne prend tout son sens qu’à la toute fin du film, une voix qui parle sur un écran noir. Ce film parle de l’entreprise, de la technique, de la solution finale, du management, des licenciements et des sans papiers et met ces différents sujets en résonance.
Son thème central est sans doute la technique, mais les lecteurs de Christophe Dejours reconnaîtront certainement quelques uns des thèmes de leur auteur favori, notamment cette insensibilité à la douleur d’autrui que produisent les organisations hiérarchiques et qui rapprochent les managers des kapos.
Quand je dis que le thème central de ce film est la technique, je veux dire qu’il est une réflexion sur la manière dont la technique permet, dans une structure hiérarchisée et surtout organisée de manière rationnelle de déplacer la responsabilité individuelle : l’ingénieur n’est pas déresponsabilisé, comme le montrent à l’évidence deux scènes de ce film, l’une dans laquelle le psychologue d’entreprise, son personnage principal, parle avec le Directeur général qui le félicite, un peu ironiquement, de la manière dont il a su identifier les bons critères pour sélectionner ceux à licencier (scène d’une formidable vérité qui révèle l’un des ressorts du pouvoir : la capacité du dirigeant à ramener la morale dans la conversation, morale que son interlocuteur a justement négligée tout à l’exécution de sa tâche), l’autre dans laquelle le psychologue lit un texte dans lequel un ingénieur de la SS explique comment modifier le camion qui tue en Pologne les juifs (la marchandise, dit-il, dans un euphémisme ou, plutôt, processus d’abstraction, qui lui permet justement de ne traiter que des aspects techniques) pour les rendre plus efficaces. L’ingénieur (le technicien) n’est pas déresponsabilisé, il est tout à fait responsable, mais sa responsabilité est réduite, limitée à à son champ de compétences et à lui seul.
Aller de l’entreprise aux nazis ne va pas de soi, mais il y a un passage de ce film qui révèle un des mécanismes de cette mise en évidence des résonances. Il est au croisement de deux plans, deux scènes. Dans la première, le personnage principal est dans un café de banlieue, le soir. Des policiers arrivent et arrêtent systématiquement, sans explication, les noirs qui y sont présents et les fouillent contre un mur avant sans doute de les faire expulser. La scène suivante est un gros plan sur deux chevilles attachées par du scotch large. Le spectateur fait aussitôt le lien avec les pratiques de la police des frontières lorsqu’elle reconduit des étrangers un peu turbulents. Il ne s’agit pas du tout de cela : les pieds sont ceux du directeur général qui s’est attaché pour mieux se suicider. Mais par ce biais rhétorique, par cette métaphore, le lien est directement établi entre des univers a priori lointains et ce rapprochement est d’autant plus troublant, qu’il est à peine suggéré : juste un peu de scotch autour de chevilles. C’est au spectateur de penser, de convoquer ce qu’il sait pour mieux comprendre ce qu’on lui montre.
Il y a dans ce film une autre dimension qu’on aurait tort de négliger. On y voit au début plusieurs scènes tournées dans une rave party, scènes violentes, indécentes, brutales, quoique très contrôlées, il y a des gardiens au milieu des ravers qui évitent qu’ils se fassent trop mal alors qu’ils perdent conscience. Dans une de ces scènes, on comprend que le psychologue va retourner au travail au petit matin sans avoir dormi ou presque (c’est un garçon qu’il a recruté qui le nettoie avec des serviettes humides). Cette absence de travail pourrait lui valoir une journée d’enfer, une matinée pourrie. Rien de pareil. Il continue, toujours aussi efficace. Plus peut-être même qu’avant. C’est, nous dit le film, que l’entreprise fonctionne comme une secte, qu’elle n’a de cesse d’épuiser ses collaborateurs pour mieux se les attacher, les motiver et leur interdire de penser à autre chose.
Il est rare de voir un film qui pense. C’est le cas de celui-ci.
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