jeudi, septembre 06, 2007

Un livre à lire : L’empire de l’université

Il y a quelques mois, Louis Gruel avait publié un livre qui a fait plaisir à tous ceux que Pierre Bourdieu agace pour de bons et moins bons motifs tant il y dénonçait avec bonheur les à peu près et artifices du sociologue. L’Empire de l’Université, le petit livre que vient de publier Geoffroy de Lagasnerie aux Editions Amsterdam devrait également leur plaire, mais pour un tout autre motif. Ce jeune sociologue qui enseigne à Paris 1 n’est pas un critique de Bourdieu, on devine même à le lire qu’il a le plus grand respect pour ses thèses, un tel respect qu’il les utilise, non sans ironie, pour critiquer les positions qui en ont fait, à la fin de sa vie, un des critiques les plus sévères des médias.

Dans les années 70, Bourdieu comme quelques autres grands intellectuels, Deleuze, Foucault, Derrida, s’en est pris vigoureusement aux journaux et aux journalistes accusés d’imposer leur échelle des valeurs, de préférer des essayistes médiocres (pour l’essentiel les "nouveaux philosophes", Glucksman, Bernard-Henri Levy…) aux chercheurs et savants, de valoriser les effets de manche et de négliger le travail sérieux. Cette polémique a à ce point occupé ces auteurs de tout premier plan qu’il est aujourd’hui banal de dire, du coté de l’université, que le journalisme a mis en péril la pensée sérieuse.

C’est cette thèse devenue lieu commun que Lagasnerie démonte dans son livre avec beaucoup de vivacité et, parfois, une certaine cruauté comme lorsqu’il soupçonne ces belles âmes d’avoir surtout reproché à la presse de leur préférer des auteurs moins prestigieux. Ce qui est sans doute injuste. Si Foucault et quelques autres se sont à ce point montrés critiques envers les médias, ce n’est pas que ceux-ci les aient abandonnés mais plutôt qu’ils s’y sont brûlés les ailes. L’auteur des Mots et les choses n’a tant opposé le travail des chercheurs à la légèreté de la presse qu’il avait fini par comprendre, lui qui écrivait dans le Nouvel Observateur et multipliait les interviews, que le journalisme simplifie et aplatit les pensées les plus novatrices. Le complexe devient simple, le problématique évident, le solidement argumenté pétition… Le succès immédiat du premier volume de son Histoire de la sexualité, la manière dont une thèse, qu’il voulait paradoxale, est devenue en quelques semaines banalité a certainement, joué un rôle déterminant dans ce revirement. Tout ce travail, toutes ces lectures, toutes ces heures passées à démonter des textes pour être résumées en quelques lignes…

Mais revenons à Lagasnerie. S’il critique les intellectuels qui s’en prennent aux médias, ce n’est pas pour rendre justice à la presse mais pour déconstruire l’opposition, qu’il juge factice, entre le champ savant, celui de la science et de l’université, et celui, de la presse, de l’opinion. Ce qu’il fait avec finesse en s’appuyant sur les analyses de l’université qu’a produites Bourdieu. À ceux qui reprochent aux journalistes leur incompétence, il rappelle que beaucoup ont des titres universitaires qui valent bien ceux de beaucoup de chercheurs. Il y a aussi des docteurs, des agrégés et des normaliens dans les rédactions! La différence se fait, dit-il, entre ceux qui ont obtenu des postes dans l’université et ceux qui, faute d’en obtenir, ont faire carrière ailleurs. Or, qui décide de l’attribution des postes? Les plus travailleurs? Les plus profonds? Non. Le pouvoir de nomination et d’attribution des postes à l’Université est détenu par ceux qui ont investi dans les positions de pouvoir au sein de l’université, ce qui n’est pas la même chose. Et n’est en tout cas pas une garantie de sérieux scientifique. Le jugement des pairs, que les universitaires opposent au jugement des médias ne vaut guère mieux. La biographie des grands intellectuels des années 70, tous tenus à l’écart des postes les plus prestigieux de l’université (Foucault recalé de la Sorbonne, Derrida de Paris X…), lui donne bien évidemment raison.

Toute la première partie de ce petit livre est donc consacrée à la critique de cette opposition entre université et médias. Dans sa seconde partie, Lagasnerie propose de la remplacer par une opposition entre avant-garde et arrière-garde. Il s’appuie, pour cela, sur un texte , peu connu, que Bourdieu a consacré à Manet et aux impressionnistes. Il y a, dit-il en substance, dans tous les champs des avant-garde et des arrière-garde. Tout comme il y a des chercheurs d’avant-garde, il y a des journalistes d’avant-garde. Ils travaillent dans des champs différents, mais ont des intérêts communs, se comprennent et se soutiennent mutuellement. C’est, dit-il Zola, romancier et journaliste d’avant-garde qui a fait connaître Manet, peintre d’avant-garde, que ses pairs méprisaient et jugeaient sans intérêt. C’est l’Express, magazine d’avant-garde à la fin des années 50 qui a publié les premiers textes de Barthes, c’est le Nouvel Observateur, journal d’avant-garde des années 60, qui a soutenu et fait connaître les travaux de Foucault, Bourdieu, Deleuze, c’est Tel Quel, revue d’avant-garde dans les années 70, qui a fait connaître les structuralistes. C’est, à l’inverse, le Figaro, journal conservateur, qui a publié tous ceux qui s’opposaient aux novateurs… On pourrait ajouter que sans le travail de quelques éditeurs d’avant-garde, comme François Wahl au Seuil, ces auteurs auraient eu plus de difficultés à percer.

Disons-le : tout cela sent bon les années 60, quand il était encore possible de parler d’avant-garde dans les milieux artistiques, littéraires ou politiques sans faire sourire. Est-ce que cela a, aujourd’hui encore, un sens? Ce n’est pas certain tant le conformisme semble l’avoir emporté un peu partout. Lagasnerie rappelle, à juste titre, que les innovateurs sont des hérétiques, des marginaux, qu’ils inventent en prenant position contre leurs aînés, en faisant autre chose, autrement… Ce qui est vrai de l’art (et c’est dans l’analyse de l’art que cette réflexion sur l’hétéronomie a été le plus loin poussée, par Bourdieu et Adorno, mais aussi par d’autres, comme Isou), l’est d'à peu près tous les domaines. Mais, justement : où sont aujourd’hui les hérétiques? Comment se fait-il que l’on soit incapable de citer un artiste, un philosophe, un musicien qui renouvelle profondément son champ, bouleverse les habitudes de pensée et ouvre de nouveaux horizons?

Prétendre que ces innovateurs ont disparu serait absurde, mais on ne les voit plus. C’est, sans doute, qu’ils sont isolés dans leur champ d’origine, tenus en marge, sans alliés dans les champs voisins, sans moyen de se faire connaître, ni même de se faire publier et, donc, ce qui est le plus grave, de travailler. Lagasnerie cite ce repli de chacun sur son univers intellectuel sans vraiment en analyser les causes, c’est dommage. Mais peut-être ira-t-il plus loin dans un prochain livre. Celui-ci, en tout cas, mérite la lecture tant il est rafraîchissant et tant il tranche sur le conformisme ambiant.

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