mercredi, octobre 14, 2009

Pédophilie, l'invention d'une nouvelle norme

L'un des effets de l'affaire Polanski-Mitterrand aura été de mettre en lumière combien la norme qui fait de la pédophilie l'horreur absolue est récente. Comme on l'a dit et répété à l'envie, et comme la diffusion sur le net d'extraits d'émissions, comme celle d'Apostrophe avec Gabriel Mazneff et Daniel Cohn-Bendit le confirme, jusqu'au début des années 80, la pédophilie n'était pas diabolisée. C'était une perversion parmi beaucoup d'autres. Le retournement semble s'être fait au tout début des années 80. Regarder comment les choses se sont passées peut éclairer la manière dont se construisent les normes sociales. Le processus est manifestement complexe.

A la fin des années 70 et au tout début des années 80 apparaît, dans la foulée du mouvement de libération de l'homosexualité (l'homosexualité cesse d'être un délit en France en juillet 1982 avec la suppression de l'article 332-1 du code pénal) et de levée de la censure sur les production pornographiques (loi de 1975 sur le classement des films X qui lève en réalité toute censure), un mouvement qui tend à dédiaboliser la pédophilie. Quelques écrivains la banalisent dans des livres qui présentent les relations sexuelles entre adultes et enfants avec une certaine complaisance. C'est le cas de Tony Duvert (L'enfant au masculin), de Gabriel Matzneff, mais aussi de Guy Hocquenghem (Les petits garçons, livre qui retrace l'affaire du Coral). Un philosophe, René Schérer, publie un livre (Emile perverti ou des rapports entre l'éducation et la sexualité) qui dénonce l'exclusion du désir dans la relation enseignante. Des psychologues et des éducateurs mettent en avant l'autonomie des enfants.

C'est dans ce contexte que Daniel Cohn-Bendit fait les déclarations qui lui sont aujourd'hui reprochées. Mais il n'est pas le seul. On en trouve de similaires dans d'autres textes et déclarations contemporaines. Dans un livre interview publié en 1983, le psychologue canadien Roch Duval dit, pour s'en offusquer, "l'autre soir, j'ai vu et entendu à la télévision un psychologue reconnu défendre avec opiniâtreté la pédophilie ; il est allé jusqu'à affirmer le plus sérieusement du monde que même les tous jeunes enfants ont "le droit de vivre leur sexualité"." Pour ces éducateurs et psychologues, c'est la liberté des enfants qui est en cause.

Des organisations se mettent en place qui militent pour l'abaissement de la majorité sexuelle à 13 voire 11 ans. Ce faisant, ces organisations radicalisent la revendication du CUARH (Comité d'Urgence Anti-Répression Homosexuelle) qui demande dans son manifeste de 1980 "l'abrogation immédiate de l'alinéa 3 de l'article 331 du code pénal, qui fixe à dix-huit ans l'âge licite pour les relations homosexuelles, alors qu'il est de quinze ans pour les relations hétérosexuelles."

Ce mouvement a une certaine visibilité. Gabriel Matzneff et Cohn-Bendit s'expriment sur le sujet dans les médias, notamment dans les émissions littéraires de Bernard Pivot, mais aussi dans la presse écrite. Plusieurs intellectuels de renom (dont Michel Foucault, Philippe Sollers…) signent en 1977 une pétition demandant l’abrogation de plusieurs articles de la loi sur la majorité sexuelle et la dépénalisation de toutes relations consenties entre adultes et mineurs de moins de quinze ans. La même année, Le Monde publie une lettre ouverte signée de Jack Lang, Bernard Kouchner, Michel Bon, André Glucksman qui prend la défense de trois Français accusés d'avoir eu des relations sexuelles avec des garçons et des filles de 13 et 14 ans. Libération publie, en 1979, une autre pétition en défense d'un certain Gérard R qui vit avec des jeunes filles de 6 à 12 ans. Puis, quelques mois plus tard, une longue lettre de Jacque Dugué dans laquelle on peut lire des phrases qui nous paraissent aujourd'hui intolérables : "Un enfant qui aime un adulte, sait très bien qu'il ne peut pas encore donner, aussi, il comprend et il accepte très bien de recevoir. C'est un acte d'amour. C'est une de ses façons d'aimer et de le prouver. Ce fut le comportement avec moi des quelques garçons que j'ai sodomisés."

C'est l'affaire du Coral en 1982 qui donne un coup d'arrêt à ce mouvement. Le Coral était une petite exploitation agricole du Gard qui accueillait quelques adolescents en grandes difficultés psychologiques dans une structure appliquant les principes de l'antipsychiatrie (voir sur cette affaire, ce papier de Libération : Trois nouvelles inculpations dans l'affaire du lieu de vie Coral). Un de ses jeunes animateurs (il a à l'époque 21 ans) accuse de nombreuses personnalités politiques ou intellectuelles, souvent orientées à gauche, de participer à des orgies avec les adolescents. Les enquêtes de police montrèrent qu'elles étaient innocentes, mais des relations sexuelles "sans violence, ni contrainte" entre les mineurs et les animateurs ont été mises à jour. Plusieurs des animateurs du centre sont condamnés à des peines légères (trois ans de prison avec un ou deux ans de sursis). A l'occasion de cette affaire sont inquiétés des intellectuels, René Schérer et Gabriel Matzneff qui avaient témoigné, en 1979, en faveur de Jacques Dugué, pédophile accusé (faussement, semble-t-il) d'avoir monté un réseau pédophile international.

Pourquoi ce coup d'arrêt? On peut, je crois, avancer plusieurs raisons :
- l'affaire du Coral a, d'abord, considérablement affaibli la thèse du consentement : il s'agissait de très jeunes adolescents psychologiquement fragiles, plusieurs autistes, pour lesquels il est difficile d'avancer qu'ils aient été consentants. Les accusations font état d'un réseau de personnalités, ce qui conforte la thèse d'une exploitation des enfants ;
- le vieillissement de la génération 68, la plus susceptible de porter ces thèses. Au début des années 80, les étudiants de 68 ont une trentaine d'années, sont parents et donc plus sensibles aux risques que peuvent courir leurs propres enfants ;
- la revendication de non-discrimination à l'encontre des parents homosexuels en matière de droit de garde, de visite et d'hébergement de leurs enfants qui venait immédiatement après la dépénalisation a incité la communauté homosexuelle à se démarquer de la revendication pédophile (comment faire avancer cette revendication si, par ailleurs, on entretient le doute sur l'exploitation sexuelle des enfants?) ;
- la dépénalisation de la pornographie invitait à fixer de nouvelles limites. La dépénaliser ne voulait pas dire la supprimer mais seulement en déplacer les frontières. La banalisation de la pornographie s'est faite au nom de la liberté des partenaires consentants : chacun peut vivre comme il l'entend dés lors qu'il ne fait pas de tort à autrui. Le consentement est la pierre angulaire de cette dépénalisation. Ce n'est pas un hasard si le premier argument contre la pédophilie est que les enfants ne peuvent en aucun cas donner leur consentement.

Depuis, la pédophilie n'a pas quitté l'actualité. Elle est devenue l'image même de l'horreur la plus intégrale, à l'occasion de plusieurs affaires qui ont effrayé l'opinion : affaire Dutroux en Belgique, affaire Outreau en France, mais aussi procès des prêtres pédophiles aux Etats-Unis.

Toutes ces affaires ont en commun de réveiller les images :
- de l'ogre qui mange les enfants (les coupables ne sont plus des pervers qui relèvent de la psychiatrie mais des monstres),
- du violeur en série (la plupart des affaires mettent en cause des pédophiles qui ont une longue histoire de violences à l'égard des enfants),
- des mauvais parents qui abandonnent ou, pire encore, vendent leurs enfants,
- et de plus ou moins avérés réseaux internationaux (on retrouve cette idée tant dans l'affaire Dutroux que dans l'affaire Outreau)

Toutes, enfin, gravement en cause des institutions chargées de protéger les enfants : l'école, l'église mais aussi la justice. De toutes ces institutions c'est la justice qui a, avec l'église, payé le prix le plus lourd. Les cas de pédophilie l'ont révèlée incompétente par excès d'insouciance comme en Belgique, ou par excès de brutalité comme en France, incapable de les traiter de manière satisfaisante. L'exaspération de l'opinion, la volonté de répondre à l'émotion populaire ont, par ailleurs, amené les politiques à multiplier les mesures qui, sous couvert de protéger des délinquants sexuels, réduisent les marges de liberté de chacun : textes sur les récidivistes, mesures prises pour s'assurer que demain ils ne recommenceront pas, projets de castration chimique…

L'enjeu de cette nouvelle norme est donc double. Il y a la figure de l'enfant qui est forcément une victime parce qu'il ne peut être consentant, qui n'a pas toute sa raison, a peur de l'adulte, ne sait pas lui dire non. Et celle du criminel dont on doute qu'il puisse être amendable et qu'il faudrait donc maintenir sous contrôle tout au long de sa vie.

5 commentaires:

David in Setouchi a dit…

Merci pour cet article très instructif et surtout se basant sur l'intellect et non l'émotionnel comme c'est presque toujours le cas dans ces histoires...

Anonyme a dit…

Je suis en train de lire un essai de Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, et j'ai été très surprise lorsque j'ai lu un passage sur l'évolution des discours à l'égard de la pédophilie ; aussi j'ai cherché des articles sur le net pour comprendre un peu mieux certaines références. Votre article est très intéressant et m'a permis d'éclairer certains points.

Damstounet a dit…

Personnellement, j'aurais tendance à penser que l'on est, depuis quelques années au début d'un nouveau renversement des mentalités à l'égard de la pédophilie. On peut en observer quelques signes. Parmi ces marqueurs, on peut constater que la Grèce a décidé d'accorder une allocation aux pédophiles ou que le parlement canadien envisage d'inclure les pédophiles dans sa charte de non-discrimination à l'instar d'autres minorités (comme les LGBT).

Cette dernière proposition étant soutenue par l'association pédophile américaine B4U-ACT elle-même soutenue par des psychologues ou psychiatres de milieux universitaires américains tel qu'Harvard par exemple qui ont étudié des pédosexuels emprisonnés depuis plusieurs années et qui en ont conclu que la pédophilie est une orientation sexuelle. Et ils cherchent aussi à obtenir à ce que les États-Unis ne considère plus officiellement la pédophilie comme une maladie mentale. De même, les Pays-Bas envisagent de légaliser et de réglementer la pédopornographie virtuelle pour, affirment-ils, permettre aux pédophiles de contrôler leurs pulsions.

De la même manière, il faut se dire que la répression accrue de la pédophilie à partir des années 1990 s'est bâtie sur l'image que l'enfant est un être innocent et asexué à qui les adultes (surtout en-dehors de la famille) peuvent faire du mal. Cette image s'est effectivement construite au début des années 1980 et s'est encore renforcée, me semble-t-il, avec l'apparition du sida qui a diffusé l'idée que la sexualité pouvait / était un danger. Ce qui était une vraie rupture avec l'insouciance (sexuelle entre autres) des années 1960 et 1970. Dorénavant, il ne s'agissait plus de libérer sa sexualité mais de s'en protéger voire de s'en libérer. Et donc d'en protéger les enfants. Ce que certains ont appelé le nouvel ordre moral.

Mais aujourd'hui, les choses semblent en train d'évoluer. À commencer par l'image de l'enfant elle-même. Ainsi, on considère que l'enfant n'est plus aussi innocent que cela puisqu'il peut être jugé et emprisonné. C'est ainsi qu'on voit un nombre croissant d'affaires de violences ou de crimes qui impliquent des enfants où ceux-ci sont responsables. Le fait de juger les mineurs comme des majeurs décidé par le gouvernement Sarkozy a tendance également à mélanger l'univers de l'enfant et celui de l'adulte alors que la lutte contre la pédophilie au sens large impliquait a contrario de séparer tant que faire se peut ces deux univers.

Ensuite, le phénomène dit d'hypersexualisation des enfants qui brise un des tabous les plus puissants de la société occidentale actuelle à savoir le fait de présenter ou que les enfants eux-mêmes se présentent comme des êtres sexuels. Ce qui est très proche finalement des problématiques liées à la pédopornographie.

Dans le même registre, on peut citer la proposition récente de l'Onu d'attribuer entre autres des droits sexuels et procréatifs aux enfants à partir de l'âge de 10 ans, proposition qui a reçu le soutien de l'actuel secrétaire général de l'Onu, Ban-Ki Moon, malgré une importante controverse. Et ceci est une fêlure supplémentaire portée à l'image de l'enfant comme être asexuel.

Damstounet a dit…

Le développement de l'İnternet et plus globalement des nouvelles technologies dites de l'information ont renforcé l'autonomisation des mineurs vis-à-vis de leur famille et singulièrement de leurs parents. L'İnternet multiplie les possibilités de rencontre, ne serait-ce que virtuelles, entre enfants et adultes étrangers à la famille, ce qui fait que les univers de l'adulte et de l'enfant sont de plus en plus poreux et de moins en moins étrangers l'un à l'autre.

L'enfant peut de surcroît accéder sans trop de difficultés à des ressources liés à l'érotisme ou à la pornographie qui présentent toujours des adultes, ce qui peut l'amener, me semble-t-il, à développer en lui-même des attirances sexuelles pour les adultes, qu'il n'aurait pas nécessairement ressenti si tôt s'il n'avait été en contact avec ce type de contenu.

Et puis, il faut bien comprendre que la répression de la pédophilie s'est construite aussi sur l'idée que l'enfant était vulnérable par rapport aux adultes et que ces parents devaient donc le protéger (en s'abstenant de tout contact sexuel avec lui au minimum), que c'est finalement l'adulte, en fin de compte, qui apportait (ou devait apporter) quelque chose à l'enfant. Or, dans le cas de l'İnternet, l'on voit que non seulement, ce n'est plus l'adulte qui montre à l'enfant comment s'en servir mais l'inverse, ce qui constitue, à notre connaissance tout du moins, un renversement assez impressionnant et assez inédit des rôles sociaux dans l'Histoire humaine.

Personnellement, j'aurais tendance à comparer cela à l'émancipation progressive des femmes à partir des années 1940 dans les sociétés occidentales lorsqu'elles ont commencé à ne plus dépendre financièrement d'un homme et à se construire une vie professionnelle. C'est un changement complet de paradigme qui, dans l'affaire qui nous occupe présentement est, à mon sens, encore loin d'avoir donné tous ses fruits.

De plus, l'injonction faite aux adultes de protéger les enfants, d'en prendre soin conduit un nombre croissant d'adultes à s'intéresser aux enfants et à leur univers voire à s'y intégrer (ce qui, en passant, est une caractéristique d'un certain nombre de pédophiles), ce qui multiplie la possibilité de rencontres entre adultes et enfants, même sans finalité ou connotation sexuelle, ce qui est aussi en contradiction avec cette idée qu'enfants et adultes doivent vivre séparément, le paradoxe étant que, finalement, l'adulte doive protéger l'enfant de lui-même [l'adulte].

Sans compter que cette certaine idéalisation de l'enfant pousse nombre d'adultes à se reprocher du monde de l'enfance, à regretter sa propre enfance, notamment à l'heur où la vie dite d'adulte apparaît si difficile (notamment via les difficultés professionnelles véhiculées par la crise actuelle) et où l'enfance, l'enfant, la vie familiale, une certaine déresponsabilisation apparaissent si tentants, si paradisiaques d'une certaine façon. Évolution renforcée, de surcroît, par la tendance de nos sociétés modernes au jeunisme, bien que ce ne soit pas un phénomène récent.

Pour conclure, j'aurais tendance à penser au vu de tous ces éléments et en dépit des nombreuses affaires judiciaires actuelles, qu'à terme, on aboutisse, non sans résistances, à la normalisation de la pédophilie dans nos sociétés, ce qui se traduira, à mon avis, entre autres par la dépénalisation, dans un nombre grandissant de pays, de la pédopornographie ainsi que des relations sexuelles consentantes entre mineurs et majeurs dans les années et les décennies à venir tout comme l'ont été les relations sexuelles consensuelles entre personnes majeures à partir des années 1960.

Damstounet a dit…

La répression accrue de la pédophilie s'est aussi faite à partir de l'idée qui s'est diffusée au début des années 1980 que l'enfant est une victime or, dans les affaires de violences et de crime où l'enfant est responsable, on s'aperçoit que c'est l'enfant qui est bourreau, ce qui est relativement nouveau. L'enfant ne peut donc plus être vu comme innocent ou comme complètement innocent.

De plus, se diffuse également l'idée que le pédophile est une victime, notamment via la manière dont ils sont traités dans cette institution en pleine déliquescence actuellement qu'est la prison, où ils y meurent parfois en nombre. Le simple fait, de la part de l'opinion publique, de se préoccuper de savoir comment vivent et ce que vivent les pédophiles en prison est, en soi, assez révélateur.

Et ce statut de victime est aussi, à mon sens, un des éléments qui jouera en faveur de la dépénalisation, bien qu'on n'en voit encore que les prémisses. Si le martyr des enfants dans les années 1980 a abouti, une dizaine d'années plus tard, à la répression accrue de la pédophilie, le martyr actuel et passé des pédophiles aboutira, à mon avis, à l'abrogation des lois anti-pédophiles.

Et le changement des mentalités en cours débouchera probablement également sur une remise en question profonde ni ce n'est à la disparition totale de la notion de majorité comme cela a été esquissé dans les années 1970. Une preuve de plus en est la possibilité pour les mineurs de voter à partir de l'âge de 16 ans lors de l'élection présidentielle argentine, ainsi que pour le référendum sur l'indépendance de l'Écosse, tous deux prévus pour 2014.