Arthur Goldhammer revient longuement dans deux billets (Rejoinders to my previous post et La gauche est-elle morale?) sur mes remarques sur ce qu'il disait un peu plus tôt de la réforme des retraites. Il y pose des questions très intéressantes. Je reviendrai sur trois d'entre elles : sur les injustices, sur la question de l'emploi et sur la morale en politique. Je n'ajouterai rien à ce que j'ai dit sur la légitimité de la démarche de Nicolas Sarkozy en la matière, ce que dit Cynthia Fleury dans son interview du Monde disant l'essentiel.
Il me demande : "are the burdens that young workers, women, small-business employees, and victims of globalization are being asked to bear under the reform worse than they are already bearing under the pre-reform system? Of that I'm not so sure. I'd like to hear Bernard's reply, since he is more familiar with the details of both regimes than I am." La réponse est définitivement oui. Ce n'est évidemment pas écrit tel quel dans le texte voté par le Parlement, mais c'est bien ce qui va se produire. Tout simplement parce que tous les salariés ne seront pas égaux devant cette réforme, certains pourront la contourner, d’autres pas. Certains employeurs compenseront les pertes de revenus des retraités, parce qu'ils en ont les moyens ou parce que des organisations syndicales l'obtiendront et d’autres pas. Cette réforme va creuser des inégalités déjà importantes entre retraités selon qu'ils auront la possibilité d'imposer ses compensations à leur employeur, selon qu'ils auront travaillé dans une entreprise riche ou une entreprise pauvre, une entreprise dans un secteur porteur ou une entreprise dans un secteur en déclin. Sachant cela, on aurait du accompagner cette réforme de mesures permettant de réduire ces inégalités.
Sur l’emploi il écrit : "Bernard does say that a more effective pro-growth policy would have improved matters. No doubt. I wish I knew what such a policy looked like." Nous aimerions tous savoir. Je disais, plus modestement, qu'on ne pouvait traiter la question des retraites sans aborder celle de l'emploi. Pourquoi? Parce que la retraite est un salaire. Différé dans les systèmes de capitalisation (j’épargne pour préparer mes revenus futurs), indirect dans les systèmes par répartition (je cotise pour les autres). Ce qui justifie que les organisations syndicales aient leur mot à dire dans sa gestion. Or, cette réforme, comme les précédentes, ne voit que l’aspect comptable et néglige cette dimension.
Je sais bien que les questions d’emploi (et donc de croissance) sont difficiles et que, comme le disait un jour François Mitterrand, “dans la lutte contre le chômage on a tout essayé.” Reste que l’on ne peut pas s’en tenir à cette position. Ne serait-ce que parce que dire que l’on n'a pas d'idées sur la manière de créer de l’emploi n’est pas tout à fait exact.
La droite a une solution actuellement évoquée en Grande-Bretagne : réduire les allocations chômage qui inciteraient les salariés à rester chez eux plutôt qu’à aller travailler selon une thèse bien connue et développée par Jacques Rueff dans un article célèbre publié en 1931 (L’assurance chômage, cause du chômage permanent), reprise dans deux articles publiés en 1976 dans Le Monde (La fin de l’ère keynésienne) et que l’on retrouve dans les travaux des trois économistes que vient de distinguer le comité Nobel, Diamond, Pissarades et Mortensen (des allocations chômage généreuses n’incitent pas forcément à la paresse, mais elles allongent la période pendant laquelle les chômeurs cherchent un emploi).
La gauche en a deux autres, toutes deux mises en oeuvre par le gouvernement Jospin : la réduction du temps de travail et la création d’emplois publics (emplois jeunes…). Ni l'une ni l'autre ne sont aujourd'hui à la mode, mais peut-on oublier qu'elles ont créé quelques centaines de milliers d'emplois?
A droite comme à gauche, certains pensent également, quoique sotto voce, que le protectionisme résoudrait en partie le problème. Ils sont très discrets, presque honteux tant nous sommes convaincus des vertus du libre-échange. Mais certains économistes ne sont pas loin de penser de même comme Ha-Joon Chang de l’Université de Cambridge (voir cet éditorial dans le Financial Times ou dans cet autre papier publié dans The Independent), Lehman & O’Rourke dans ce papier d’histoire économique, Dani Rodrik dans son blog. Leurs conclusions est qu’il existe différentes sortes de protectionnisme, que certaines formes peuvent être favorables à la croissance, d’autres avoir un effet négatif.
Si droite et gauche ne sont pas d’accord sur les solutions, elles ont l’une et l’autre multiplié les mesures destinées à masquer la non-activité : création dans certains pays, comme les Pays-Bas, d’un statut d’invalidité, d’incapacité au travail qui donne droit à des aides publiques, nettoyage régulier des statistiques, RMI (aujourd’hui RSA), stages de formation des chômeurs, allongement de la durée des études (combien d'étudiants qui accumulent les diplômes sont en réalité des chômeurs déguisés?)…
Toutes ces solutions ont des limites évidentes : on ne peut pas multiplier à l’infini les emplois publics sauf à créer, comme dans l’ex Union soviétique une économie peu compétitive. On ne peut pas non plus exclure indéfiniment du marché du travail des actifs au motif qu’ils ne trouvent pas d’emploi.
Y en a-t-il d’autres? Si on les connaissait, on les proposerait. C’est l’évidence. Il me semble, tout de même, que l’on pourrait tenter :
- d’éliminer les mécanismes qui favorisent le chômage des jeunes. Je pense notamment à cette multiplication de stages étudiants qui ont pour principal effet de chasser du marché du travail des jeunes sans qualification : pourquoi recruter un jeune sorti de l’école sans diplôme pour faire des photocopies et autres tâches ancillaires si l’on peut avoir gratuitement ou presque un étudiant?
- de réduire la précarité qui est, pour partie au moins, une création de la réglementation (elle s’est développée avec les assouplissements successifs de la réglementation, légalisation de l’intérim dans les années 70, assouplissement de la législation sur le temps partiel…) ;
- de mieux comprendre pourquoi nous détruisons, dans tous nos pays des emplois de travailleurs autochtones alors que nous en créons pour les immigrés (dans le bâtiment, dans les services à la personne…), ce qui nous amènerait probablement à reprendre les thèses d’Alfred Sauvy sur ledéversement (transfert d’emplois du secteur agricole vers le secteur industriel, de celui-ci vers le secteur tertiaire…) : les immigrés n’occupent ces emplois que parce que le processus de déversement fonctionne mal,
- d’évaluer les besoins qui ne sont pas satisfaits, comme le recommandait également Alfred Sauvy lorsqu’il expliquait, dans un contexte il est vrai tout différent, que “le besoin domine l’économie française”.
Le principal défaut de cette réforme n'est pas de proposer le passage à 62 ans, même si c'est là-dessus que s'est focalisée l'opposition, c'est de ne pas avoir pris en compte ces dimensions, de ne pas avoir cherché à réduire les inégalités au moment de la retraite et de ne pas avoir proposé de pistes pour réduire un chômage qui dure depuis trop longtemps.
Pour ce qui est, enfin, de la morale. Prétendre que la gauche est ou devrait être plus morale que la droite, comme le suggère, semble-t-il , Christophe Prochasson (je n'ai pas lu son livre et ne peut donc me prononcer dessus) me parait d’une grande arrogance. Gauche et droite peuvent être (et sont à l’occasion) également morales, immorales et amorales. Opposer technocratie et morale ne me parait plus satisfaisant. Pourquoi les technocrates feraient-ils abstraction dans les décisions qu’ils prennent des considérations morales? Qu’est-ce qui permet de l’avancer? Il me semble que l'on pourrait même, à l'inverse, avancer que les technocrates (au sens de fonctionnaires) se distinguent des dirigeants du privé en ce qu'ils tiennent plus compte, dans leurs décisions, de considérations morales.
Il me paraît plus pertinent de reprendre la distinction que faisait Aristote entre justice distributive et justice rectificative ou corrective. La première revient à effectuer une distribution des biens disponibles selon le mérite (l’effort, les compétences…), la seconde à corriger ce que la première peut avoir d’injuste. Si l’on veut absolument opposer droite et gauche sur ce registre, la première serait plutôt du coté de la justice distributive, la seconde tente de corriger la première en faisant appelle à la justice rectificative. Et c'est bien, justement, ce que devrait tenter une réforme de gauche des retraites : corriger en partie au moins les inégalités que le système économique crée sans que les individus y soient forcément pour quelque chose : on ne choisit pas forcément de travailler dans un secteur en déclin, dans une petite entreprise… on prend en général ce que l'on trouve, ne serait-ce que pour raccourcir ce "search" dont parlent Diamond & alii.
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